INfluencia : quelle place prend lâinclusivité aujourdâhui dans notre société ?
Gilles Lipovetsky : La thématique de lâinclusivité, qui englobe différents sujets comme les minorités dans les quartiers difficiles ou encore la réussite scolaire, gagne une surface sociale nouvelle, elle sâimmisce dans la publicité, le management des marques et même la mode. Son champ sâest élargi, allant des personnes handicapées aux personnes de couleur, de la disgrâce esthétique aux minorités de genre. Ce phénomène nâest pas nouveau, mais il a explosé ces dernières années. Pourquoi ? Parce que notre époque est marquée par la poussée de la légitimité sociale de lâéthique de lâauthenticité, qui doit sâentendre comme la culture de lâexpression et de lâépanouissement de soi, celle qui valorise le principe, désormais à peu près consensuel, du « sois toi-même », du be yourself. Cette idéologie nâest pas née dâaujourdâhui, elle date du xviiie siècle, elle est déjà à lâÅuvre chez Rousseau et se développe au xixe siècle. Mais jusquâalors elle laissait largement de côté les femmes, les jeunes, les gays, les lesbiennes, les personnes trans, les personnes de couleur (minorités visibles) et cela parce que le principe dâauto-gouvernement de soi nâétait reconnu légitime que dans la mesure où il ne remettait pas en cause les places, représentations et rôles traditionnels des genres, de lâenfant, des identités sexuelles, censés trouver un fondement absolu dans lâordre de la nature ou du divin. La nouveauté est que cet idéal ne connaît plus de limites : « être soi-même », mener une existence conforme à notre vérité personnelle, sâest transformé en idéal existentiel « évident » pour tous, en droit subjectif fondamental bénéficiant dâune reconnaissance généralisée. Ce droit subjectif sâest infiltré dans les mÅurs au travers de la critique des stéréotypes négatifs, qui provoquent une image dépréciative de soi à tout un ensemble dâindividus et de minorités. Ce qui caractérise notre époque, câest le refus des discriminations blessantes, la volonté de combattre la violence symbolique des cultures hégémoniques engendrant honte, humiliation et dépréciation de soi. On ne peut être véritablement soi si lâon nâest pas reconnu socialement, si nous sommes humiliés, associés à des images négatives. Le grand moteur des revendications inclusives câest lâaspiration à la reconnaissance, à la dignité, indispensables à lâaccomplissement des personnes et à lâestime de soi. La poussée des demandes dâinclusion est ainsi enfant de la suprématie de lâéthique individualiste de lâauthenticité. Le mouvement body positive (« corps positif »), qui sâest développé dans la mode et la beauté, a pour but de permettre aux femmes de sâaccepter telles quâelles sont, dâaimer leur corps, loin des diktats esthétiques de la société actuelle. Lâexigence dâinclusivité se nourrit de lâidée selon laquelle tout le monde doit pouvoir sâépanouir, ce qui implique de sâaffirmer sans avoir honte de soi.
IN : comment expliquez-vous un tel essor ?
GL : lâidéal dâinclusivité a pris lâampleur que nous connaissons avec la montée de la société de consommation et de communication. Il a néanmoins fallu du temps pour en arriver à ce stade. Au fil du temps, la société de consommation a fait tomber en désuétude les contraintes collectives, les impositions de groupe et dâappartenance, les autorités traditionnelles au nom de lâhédonisme et du bien-être individuel au présent. Au départ, cela sâest manifesté dans le rapport aux objets et aux loisirs, mais peu à peu lâidéal du mieux-vivre a gagné lâexistence tout entière. On ne veut pas seulement bénéficier des plaisirs consuméristes, on veut pouvoir également sâépanouir tel que lâon est, câest-à -dire être reconnu quels que soient notre morphologie physique, notre âge, notre couleur de peau. Aujourdâhui, lorsque nous protestons contre le traitement des minorités de couleur ou des personnes en situation de handicap, câest parce que nous considérons que lâépanouissement des individus est blessé, sinon impossible, lorsquâils sont associés à des images sociales et des stéréotypes dépréciatifs. Ceux-là mêmes qui détruisent lâestime de soi.
IN : comment les marques appréhendent-elles ce thème ?
GL : si lâon prend lâexemple de la mode, celle-ci marchait à contre-courant du mouvement dâindividualisation de nos sociétés, elle était en retard parce quâelle célébrait un seul type de femme : jeune, mince, blanche. Il y avait une contradiction entre lâuniformité de lâesthétique de la femme promulguée par les industries et la dynamique partout présente ailleurs de déstandardisation, diversification et personnalisation de lâoffre. Câest ce qui est en train de bouger et câest à saluer. La mode sâemploie aujourdâhui à valoriser sur les podiums et les publicités une beauté féminine plurielle. Les marques commencent à comprendre quâil est nécessaire de sortir de lâunivers de « la dictature de la beauté » dénoncée justement par les féministes. Il est devenu insupportable pour le commun des mortels de se comparer en permanence à un canon unique de la beauté qui brise le self-esteem (« estime de soi » en français) des femmes. Câest indéniablement un projet chargé de valeur morale que de sâengager, comme le font diverses marques, dans la voie de lâinclusivité et de présenter des personnes handicapées en vue de leur meilleure intégration sociale. Reste à savoir si ce courant va durer et se généraliser. Car les marques doivent avant tout séduire leur marché. Il nâest pas sûr que lâinclusivité soit toujours compatible avec lâimpératif marchand de séduction.
*Ãditions Gallimard, 2021.
source : www.influencia.net