Influencia : un président qui agit seul, un parti fantoche, un parlement qui enregistre sans mot dire les décisions élyséennes⦠Assistons-nous à une hyper présidentialisation du pouvoir ?
Rémi Lefebvre : il y a incontestablement un renforcement de la présidentialisation en France. On retrouve le même phénomène dans dâautres pays comme lâEspagne et le Royaume-Uni, où la personnalisation du pouvoir progresse sans cesse. Mais dans aucune autre nation européenne, la concentration du pouvoir nâest aussi forte que chez nous. La différence entre notre modèle et celui de lâAllemagne est particulièrement criante. Outre-Rhin, le Chancelier a pour mission de mettre en musique un programme qui a été négocié par les partis réunis au sein de la coalition gouvernementale et qui se base sur les promesses de campagne des différentes formations. Ces tractations peuvent prendre plusieurs semaines voire quelques mois, et durant tout ce temps, le pays est à lâarrêt et le Chancelier sortant gère les affaires courantes. Mais une fois négociées, les décisions ont été légitimées de manière assez large. Il y a plus de consensus. Un tel système semble tout à fait impossible à adopter en France.
nous sommes les seuls au monde à vivre dans une telle monarchie élective
IN : pourquoi le président de la République a-t-il un pouvoir tel dans notre pays ?
RL : plusieurs raisons expliquent ce phénomène. Le régime de la Cinquième République est déjà très particulier, car il donne un pouvoir très fort au président. Tout le monde en France pense que ce système est naturel, mais nous sommes les seuls au monde à vivre dans une telle monarchie élective. Lâadoption du quinquennat a également renforcé lâemprise présidentielle. La concentration du pouvoir nâest pas due seulement à notre constitution, mais au bouleversement et à la refonte du calendrier électoral. Lâimportance des élections législatives a disparu ; elles ne viennent que confirmer le verdict de la présidentielle, comme nous lâont prouvé les scrutins de 2002, 2007, 2012 et 2017. à chaque fois, le président a obtenu une majorité parlementaire et les députés ont réalisé quâils devaient tout au locataire de lâÃlysée. Ils sont dociles et il nây a pas de contre-pouvoir à lâexécutif.
IN : ce phénomène a-t-il atteint son paroxysme lorsquâen 2017 dâillustres inconnus ont été élus sous la bannière de la République en Marche ?
RL sans aucun doute. De nombreux députés ont été élus sans aucun ancrage local, en se contentant de mettre le nom dâEmmanuel Macron sur leurs affiches électorales. La plupart dâentre eux ne savent toujours pas sâils pourront rester à lâAssemblée nationale parce que câest le président, ou le mouvement LREM qui est à sa main, qui décidera des candidats qui se présenteront sous ses couleurs⦠Et il nâa pas encore fait part de ses choix. Les députés dépendent donc totalement du bon vouloir de lâÃlysée. Le quinquennat fait que nous vivons dans une présidentielle permanente durant laquelle le président se comporte en chef de la majorité et non comme une personne au-dessus du système.Â
Aujourdâhui, le chef du gouvernement est mis de côté, et sâil devient trop populaire, comme cela a été le cas dâÃdouard Philippe, il est remercié…
IN : ce virage nâa pas été amorcé par Emmanuel Macronâ¦
R.L : non, mais cette tendance sâest sensiblement renforcée depuis son arrivée au pouvoir. François Mitterrand et Jacques Chirac faisaient assez peu de déplacements ni de déclarations aux médias lorsquâils étaient à lâÃlysée. Ils nâétaient pas en première ligne. Ils préféraient mettre leurs Premiers ministres en avant. Aujourdâhui, le chef du gouvernement est mis de côté, et sâil devient trop populaire, comme cela a été le cas dâÃdouard Philippe, il est remercié pour être remplacé par une personne plus insignifiante comme Jean Castex, un maire du Gers, un technocrate, un inconnu. François Hollande avait déjà montré la voie quand il avait décidé de lancer â sans consulter sa majorité parlementaire â le Pacte de compétitivité (CICE). Les frondeurs ont eu quelque part raison lorsquâils ont décidé de faire scission en accusant le président de ne pas les impliquer suffisamment, le CICE nâétait pas du tout dans son programme de 2012. Nicolas Sarkozy incarnait également beaucoup le pouvoir. Mais une marche supplémentaire a été gravie par Emmanuel Macron. Les élus comptent très peu. Aujourdâhui, les personnes importantes dans lâopposition ne sont pas députés mais à la tête de conseils régionaux â citons Valérie Pécresse, Laurent Wauquiez, Xavier Bertrand. Cela prouve que lâinfluence des élus à lâAssemblée nationale a considérablement diminué, et ce phénomène est très inquiétant.
IN : Pourquoi ?
R..L : le rituel présidentialiste consiste à penser que lâhomme à la tête du pays peut résoudre tous les problèmes. Ce phénomène crée beaucoup dâattente, de désenchantement et dâhystérisation. Le président devient très vite impopulaire, même si Emmanuel Macron ne sâen sort pas trop mal comparé à François Hollande et Nicolas Sarkozy. Il nâen reste pas moins que tout le mécontentement se concentre sur le président, qui se transforme en figure expiatoire. Les locataires de lâÃlysée se font, de surcroît, élire avec des majorités de plus en plus faibles. Au premier tour en 2017, Emmanuel Macron nâavait rassemblé que 24% des voix, et un tiers de ces scrutins étaient des votes utiles et non dâadhésion. En 2012, 1,5 million de bulletins blancs avaient été comptabilisés lorsque François Hollande avait « remporté » le second tour. Les décisions prises par le président sont, en conséquence, de moins en moins légitimes.
IN: que pensez-vous du concept de démocratie participative, de retour dans les débats avec les primaires populaires ?
R.L : La démocratie participative est une réponse à la crise institutionnelle et démocratique. Lâidée est de ne pas limiter la démocratie à lâacte électoral et dâassocier les citoyens aux décisions entre deux scrutins. Le processus est ancien. Depuis les années 1970, le pouvoir local a développé une offre de participation : conseils de quartier, budget participatif… Lâenjeu est de passer à un niveau national, ce qui nâest pas simple. Il y a des outils comme les conventions citoyennes, les jurys citoyens, qui fonctionnement très bien et qui montrent que des citoyens « ordinaires » formés ont plein de choses à dire. Le problème est que les élus mettent en avant la démocratie participative, mais lâinstrumentalisent ou la manipulent. On lâa vu avec la convention citoyenne.
Il faut sortir de lâhystérie présidentialiste actuelle. Ce sera compliqué.
IN : que faudrait-il faire pour transformer le modèle actuel ?
R.L : Il faudrait introduire davantage de proportionnelle et redonner du pouvoir aux partis mais en les rénovant. Les décisions doivent avoir une assise dans la société et non pas être prises par un petit groupe de décideurs. La verticalité décisionnaire crée toujours de la défiance. La France est intoxiquée au présidentialisme. Personne nâose imaginer de suivre un modèle différent. Aucun des candidats pour le scrutin du 10 avril ne propose de réforme des institutions (sauf Mélenchon), car ils ne considèrent pas ce sujet important, alors que notre pays a un véritable problème institutionnel. Les partis politiques sont très faibles. Câest inquiétant.
La peopolisation et les chaînes dâinformation ont encore renforcé la dynamique actuelle. Il est temps de la changerâ¦
Une société a besoin de politique et de débats dâidées. La marge de manÅuvre du pouvoir actuel des partis ne cesse de diminuer, mais nous devons cesser de croire quâil existe un homme providentiel. Il est nécessaire dâavoir une vision plus collaborative et participative de la politique. Il faut, pour cela, sortir de lâhystérie présidentialiste actuelle. Ce sera compliqué. Pour décrire lâélection qui nous attend au mois dâavril, Emmanuel Macron a parlé de « spasme présidentiel » qui revient tous les cinq ans. Mais les taux de participation en baisse constante montrent que de moins en moins dâélecteurs croient en notre système présidentiel, même si dâun autre côté, ils nâimaginent pas de changement⦠ Personne ne leur en propose. Les forces politiques actuelles, et la gauche tout particulièrement, nâont pas su convaincre la population de modifier nos institutions. Ce sujet est passé à la trappe. La peopolisation et les chaînes dâinformation ont encore renforcé la dynamique actuelle. Il est temps de la changerâ¦
source : www.influencia.net