André Gide avait dit « quand un philosophe vous répond, on ne sait même plus ce quâon lui avait demandé ». Mais ça, câétait avant. Avant que la philosophie ne se démocratise et descende de son perchoir, pour venir éclairer notre quotidien dâun peu de sagesse accessible. Marie Robert, quant à elle, a carrément rendu la philosophie sexy, usant de tous les moyens de lâépoque pour la faire entrer dans nos vies et nos réflexions. Elle est lâauteure de bestsellers traduits dans plusieurs langues, lâhôte dâun podcast largement écouté (Philosophy is Sexy), la rédactrice dâun blog ultra suivi (près de 110000 abonnés sur Instagram), et signe régulièrement des chroniques dans des médias très respectés. A côté de cela, elle est la directrice pédagogique de deux écoles Montessori, à Paris et Marseille, donne des cours de philo en ligne, des conférences, et accompagne des entreprises soucieuses de mieux définir leur⦠philosophie dâentreprise.
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Sophie Guignard : Lâheure semble être venue de repenser à grande échelle nos manières de penser et vivre, comme si, pour que tout continue, il fallait que tout change. Quâaimeriez-vous changer, en ce moment, dâun point de vue sociétal?
Marie Robert : Il me semblerait bon de repenser notre définition de la performance. Tout notre système et notre société sont construits sur lâidée dâune performance quantitative, que lâon poursuit à peu près partout. On mesure et on compare sans arrêt, un temps au semi-marathon, un bonus de fin dâannée, un score, un nombre de followers etc.
Même les enfants sont constamment mesurés, évalués par des chiffres. Je ne dis pas que tout est à jeter, nous avons évidemment besoin de repères, et la performance fixe des balises utiles et précieuses. Mais la performance quantitative a des limites, que lâon commence à toucher.
S.G. : Par exemple ?
M.R. : Déjà , certaines mesures ne racontent pas grand chose. Puisque je travaille dans des écoles, je mâinterroge par exemple sur les notes. Que veut dire un 13 en dissertation? Ce nâest ni bien ni mauvais, et cela ne raconte rien de la personne qui lâa écrite, sur sa pensée, sur son état dâesprit. Même chose pour un temps au marathon. Un chrono ne raconte pas lâentrainement, les efforts, les progrès, les émotions. Dans lâentreprise, câest un peu la même chose, et on voit bien que cette approche aussi limitée que limitante. Nous devons repenser notre définition de la performance pour y intégrer la dimension qualitative.
S.G. :Â Comment, selon vous, devrions-nous repenser la performance?
M.R. : Lâidée nâest pas de rejeter tous les critères quantitatifs, comme les ROI, les salaires, les marges, la croissance, etc, mais dâessayer dâintégrer des critères qualitatifs, comme les relations au travail, les moments dâéchange, la stimulation⦠De manière générale, la question, derrière tout ça, câest ââquelle place voulons-nous donner à la qualité en entreprise?ââ
De fait, certains jobs, notamment ceux impliquant la créativité, peuvent difficilement être mesurés et évalués quantitativement, ce qui nâen fait pas moins des postes essentiels. Si on ne donne de la valeur quâà ce qui peut être compté, comment peut-on imaginer innover? Dâailleurs, si on y réfléchit, on ne peut mesurer que ce que lâon connait déjà , ou ce que lâon sait déjà faire. Lâinnovation et la créativité échappent donc à toute logique de mesure quantitative.
S.G. : On parle beaucoup de qualité de vie au travail: sâest-elle vraiment dégradée? Dâoù vient cette crise de sens, qui pousse tant de personnes à démissionner depuis quelques années?
M.R. : Que disent les employés lorsquâils se plaignent du manque de sens? En général, ils font référence à trois choses: le sentiment dâinutilité, lâarrachement par rapport à des valeurs éthiques, et lâaccélération générale. Sur ce point, beaucoup sentent un manque de sens car ils ont lâimpression que le travail nâest pas bien fait, quâil est bâclé. Et puis avec le télétravail, on nâa même plus ces petits moments dâéchange informels entre collaborateurs, qui peuvent paraitre anodins mais qui sont en réalité très importants.
S.G. : Une croissance qualitative supposerait donc de se donner davantage de temps ?
M.R. : Oui, entre autres. On voit très bien cela dans les écoles. On veut que chaque enfant, à 7 ans, sache lire. Mais on ne se préoccupe pas de la qualité de lâapprentissage. Si lâobjectif câest que lâenfant sache déchiffrer, alors dâaccord, on peut y arriver sans trop dâefforts. Mais pour quâun enfant apprenne bien à lire, il faut partager des moments de lecture, lire avec lui, lâinitier au plaisir de la lecture. Le résultat, à long terme, sera très différent.
S.G. : Les entreprises ont-elles ce temps? Lâhorizon dâune entreprise est assez limité, les résultats doivent se voir rapidementâ¦
M.R. : Câest là où un dirigeant peut vraiment faire la différence. Câest bien de montrer des résultats annuels satisfaisants, mais quelle est leur portée sur lâavenir ? Les dirigeants doivent se demander quel impact ils veulent avoir sur leur entreprise, comment ils veulent participer à son histoire, par les choix quâils font, au quotidien. Car la vision de long terme se construit aussi au jour le jour, par des micro-actions qui donnent une direction et illustrent une responsabilité.
S.G. : Autrement dit, une vision dâentreprise se construit davantage quâelle ne se déclareâ¦
M.R. : Lâaxe du récit est fondamental: quelle histoire veut-on raconter avec son entreprise? Une vision peut sâénoncer, mais elle se construit aussi au fur et à mesure. Ce sont des micro-décisions qui, au fil du temps, vont singulariser chaque entreprise. Chaque choix va refléter une direction et un certain leadership. Et puis lâautre élément indispensable à la réalisation dâune vision, câest la cohérence.
S.G. : Câest à dire ?
M.R. : Cela me fait penser à ce quâil sâest passé récemment avec Manucurist. La start-up sâest fondée sur lâidée fort louable de produire des vernis à ongles responsables et de qualité. Le problème, câest que leurs pratiques managériales ne suivent pas la même philosophie, et quâils se sont donc récemment violemment fait épingler **. Il y a aussi le cas dâHermes, qui est intéressant. Pour la première fois de son histoire, la marque a vu des collaborateurs démissionner, principalement car ils nâont pas apprécié que le management impose un retour à 100% en présentiel, sans aucune négociation possible. Cela veut dire que le prestige ne suffit plus non plus. Si les entreprises ne sont pas cohérentes avec les valeurs quâelles prônent, ça va rapidement coincer.
S.G. : Parlons justement de la philosophie dâentreprise: faut-il en avoir une, selon vous, ou est-ce du gros baratin?
M.R. : Je suis convaincue quâavoir une philosophie dâentreprise est nécessaire. La philosophie permet de penser sa vie et vivre sa pensée. Câest également pertinent dans cadre de lâentreprise. Pendant longtemps, ça a été du gros bullshit. Mais aujourdâhui elle me semble à la fois nécessaire et souhaitable dans le sens où elle peut vraiment aider à fixer des objectifs et des actions concrètes sur tous les plans.
** notamment sur les réseaux sociaux, où des anciens employés ont dénoncé des pratiques managériales abusives.
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source : www.influencia.net