INfluencia : quel modèle de gouvernance a adopté Octo ?
Ludovic Cinquin : Je le qualifie de « sociocratie 3.0 ». Le mot sociocratie, qui décrit un mode de gouvernance partagée, a été inventé au xviiie siècle par le philosophe positiviste Auguste Comte. Ce modèle sâest développé, dans un premier temps, durant la révolution industrielle, lorsquâil a fallu développer des théories de « management » pour intégrer la main-dâÅuvre agricole dans les usines. Dans les années 1970, la « sociocratie 2.0 » a vu le jour lorsque des personnes ont commencé à mettre en place des organisations de gouvernance partagée qui tenaient compte des avis de toutes les parties prenantes possibles, et non pas exclusivement de ceux de la hiérarchie. La « sociocratie 3.0 » reprend cette philosophie et lâenrichit de principes tirés des méthodes agiles. Nous avons ainsi défini pas moins de 72 patterns à suivre. Câest un mélange assez cohérent et pertinent.
IN : quels sont ces grands principes ?
LC : il y en a essentiellement quatre. Les salariés qui ont la même fonction dans lâentreprise sont rattachés à un cercle. Chaque cercle établit ses propres règles de fonctionnement sur le principe du consentement de ses membres. La sociocratie établit aussi un double lien entre chaque cercle et son cercle de niveau supérieur. Le responsable de lâunité opérationnelle est choisi par le cercle de niveau supérieur. Une deuxième personne, distincte de la précédente, est sélectionnée par le cercle pour participer au cercle de niveau supérieur et donner ou non son consentement aux décisions qui y sont prises. Le choix et lâaffectation des personnes dans une fonction, ou la délégation dâune tâche à un membre du cercle, sâeffectue par un processus de vote sans candidat déclaré. Chaque membre du cercle propose la personne quâil estime la plus apte à remplir la fonction, puis justifie son choix. Le facilitateur présente alors un candidat, qui sera accepté ou non par les membres du cercle. La décision est, quant à elle, prise par consentement. Quand un collaborateur propose une option au cercle, chaque membre a le droit de faire des objections, mais ces dernières doivent être fondées. Permettre à tout le monde de sâexprimer évite des réactions passives agressives dans le groupe. Nous sommes devenus une tribu de tribus.
IN : quâest-ce qui différencie alors la sociocratie et lâholacratie ?
LC : pas grand-chose. La sociocratie est sÅur jumelle de lâholacratie. Une différence notable est que pour être holacrate, il est nécessaire dâobtenir une certification. Une structure vit de ce modèle. La sociocratie correspond plus à un livre de recettes dans lequel on peut prendre ce que lâon souhaite. Rien nâest obligatoire.
IN : ce modèle participatif ne ralentit-il pas les prises de décision ?
LC : « Tout seul on va plus vite, mais ensemble on va plus loin », dit un proverbe africain. Sâil est vrai que les prises de décision en sociocratie peuvent prendre plus de temps, leur mise en pratique est souvent rapide. Jâai fait le choix de suivre ce modèle de gouvernance partagée en 2019 parce que je trouvais que notre fonctionnement antérieur nâétait pas assez clair et participatif. Nous avons présenté notre projet aux salariés en janvier 2020 et le Covid est ensuite apparu, ce qui a sensiblement compliqué le démarrage de notre nouvelle gouvernance. Je peux toutefois dire aujourdâhui que notre organisation est plus claire et que les prises de décision ne sont plus descendantes comme dans le passé.
IN : appartenir à une multinationale qui nâa rien de sociocrate nâa-t-il pas freiné votre transformation ?
LC : nullement. Accenture a racheté Octo, en 2017, notamment en raison de son mode de fonctionnement très original. Le groupe nous a toujours laissé une large marge de manÅuvre dans notre modèle de management. Nous appartenons à une société qui compte 624000 salariés et, depuis notre reprise, nous avons doublé de taille pour passer de 400 à 950 collaborateurs. Cette croissance nâa toutefois pas détruit notre pilier culturel.
IN : comment regardez-vous ces coopératives qui se multiplient en France ?
LC : câest un mouvement plus radical que le nôtre. Je crois comprendre que ce modèle est très compliqué à mettre en place. Lâidéal communautaire est difficile à inscrire dans la durée. à deux, il nâest déjà pas simple de sâentendre, mais dans une Scop [Société coopérative et participative], vous reproduisez le modèle du couple avec une communauté beaucoup plus large. Les personnes qui suivent ce type de trajectoire cherchent souvent à préparer le monde post-moderne. Ma conviction est quâaucun type dâorganisation ne fonctionne pour tout le monde. Durant des décennies, nous étions tous convaincus que la démocratie était le modèle ultime, mais on sâaperçoit aujourdâhui que cette forme de gouvernement nâest peut-être pas aussi durable que ça. Quant à savoir si tous les modes de gouvernance participatifs sont transposables aux entreprises de toute taille et dans tous les secteurs, je ne le sais vraiment pas. Tout dépend des gens qui sâimpliquent dans ces projets, dâautant que la plupart dâentre eux ne sont pas intéressés par la course à la taille. Je ne suis donc pas certain quâon verra un jour dâénormes multinationales adopter une structure telle que la nôtre. En France, je pense dâailleurs que nous sommes la plus grosse société à être sociocrate !
IN : ces modèles sont donc plus adaptés aux startups et aux petites entité ?
LC : pas forcément⦠Il existe dans le monde des startups tous les modèles de management possibles, de la dictature la plus stricte à la structure totalement horizontale.
IN : que pensez-vous des réseaux dâentreprises ? Sont-ils efficaces ?
LC : je comprends que vous évoquiez le sujet. Pour moi, ces réseaux posent une interrogation plus générale : « Existe-t-il des outils qui facilitent ce type de mouvements ? ». Câest une vaste question ! Ce que lâon constate, câest quâil y a une co-évolution de lâoutillage et de la culture, et que tout système dâinformation est à la fois le résultat et le creuset dâun mode de fonctionnement. à cet égard, certains outils sont plus adaptés (que dâautres) à une gouvernance horizontale quâà une organisation plus hiérarchique. Les réseaux sociaux dâentreprise peuvent être à cet effet un bon indicateur du niveau de congruence dâune société. Un usage fluide et généralisé dâune solution comme Slack est, par exemple, un bon marqueur. Chez Octo, nous avons dès 2006 utilisé la suite bureautique de Google, qui permet de travailler de façon intensive à plusieurs sur le même document, et cela a radicalement transformé nos façons de faire et par la suite notre culture. La façon dâappréhender lâinformation est également clé ; lâun des principes de la sociocratie est précisément le principe de transparence : enregistrez toutes les informations qui sont précieuses pour lâorganisation et rendez-les accessibles à tous les membres de lâorganisation â à moins quâil nây ait une raison de confidentialité. Le plus souvent, câest la doctrine opposée qui prévaut dans les entreprises très hiérarchiques.
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IN : pourquoi ces modes de gouvernance percent-ils aujourdâhui ?
LC Nous vivons une période où le pouvoir de négociation semble sâinverser au sein de certaines entreprises. Dans les secteurs liés à la tech, notamment, les employeurs cherchent tous les mêmes profils. Ces spécialistes sont rares et ils peuvent exiger et dicter leurs propres règles du jeu. Sâils souhaitent télétravailler, nous devons les écouter et nous adapter à leurs demandes. Je ne pense pas que le livreur ait le même pouvoir chez Amazon.
IN : quelle est lâimportance de ces modèles dâorganisation participative en France ?
LC : il est très difficile de dire aujourdâhui sâil sâagit dâune véritable lame de fond ou non. Jâai lâimpression que ces modèles se développent actuellement, mais cela est peut-être biaisé par le fait que je suis impliqué dans les cercles liés à ce phénomène. Beaucoup dâentreprises en Scandinavie et en Europe de lâEst adoptent ces schémas-là . En France, nous avons obtenu la première place au classement 2021 des entreprises de 250 à 1000 salariés établi par le label Great Place To Work, mais nous sommes encore très loin de ce qui se fait en Europe du Nord. Ma décision de devenir sociocrate fait suite à un voyage dâétude en Finlande. Ces modes de gouvernance participative résonnent bien avec les modèles de société scandinaves. Les pays de lâEst ont, quant à eux, moins dâappétence pour les structures pyramidales très hiérarchisées, peut-être en raison de leur passé. Quant à savoir si le bien-être au travail rend les salariés plus efficaces, certaines études lâaffirment et dâautres disent le contraire, mais la question nâest pas vraiment là . Les nouveaux modes de gouvernance ne sont pas là pour accroître la rentabilité des sociétés, mais pour créer des modèles fondés sur le partage et la bienveillance.
source : www.influencia.net