INfluencia: votre nouvel ouvrage est intitulé Plateformes, le business model qui domine le monde. Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à écrire ce livre?
Annabelle Gawer: Les plateformes telles que Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft jouent un rôle de plus en plus central dans nos vies personnelle et professionnelle. Mais très peu de gens comprennent comment elles fonctionnent. Ce qui mâa poussé à écrire ce livre (avec mes coauteurs le professeur Michael Cusumano du MIT et le professeur David B. Yoffie de la Harvard Business School), câest la conviction que lâémergence des plateformes numériques représente un phénomène capital dans lâévolution de nos sociétés. Et quâil faut que le plus grand nombre comprenne véritablement comment elles fonctionnent.
Notre intention : mettre de la connaissance et du savoir dans les mains du plus grand nombre pour quâils puissent réfléchir indépendamment aux plateformes et se faire leur propre opinion â pour agir sans être manipulés.
Hier, les plateformes numériques étaient portées au pinacle. Aujourdâhui, il est de bon ton de voir en elles la source de tous nos maux. Il y a un véritable backlash contre ce quâon appelle les plateformes Big Tech, et les réseaux sociaux en particulier. Il y a effectivement de réels abus de pouvoirs, des comportements anti-compétitifs, des problèmes de surveillance et de manipulation mais heureusement la régulation évolue pour empêcher ces abus. Le sujet est trop important pour en être réduit à des caractérisations simplistes et manichéennes. Mon objectif â et celui de mes coauteurs â est de mettre de la connaissance et du savoir dans les mains du plus grand nombre pour quâils puissent réfléchir indépendamment aux plateformes et se faire leur propre opinion â pour agir sans être manipulés.
Lâattention de tous se porte aujourdâhui sur les GAFAM, sur Uber et Airbnb, et plus récemment les cryptomonnaies et les NFT, comme si les plateformes commençaient et finissaient avec elles. Mais ces plateformes ne sont en fait que les premières incarnations dâune nouvelle donne à la fois économique, technologique, qui entraîne des conséquences sociales et politiques. Il mâest donc apparu utile dâexpliquer de la manière la plus limpide possible leurs mécanismes spécifiques de création et de capture de valeur, ainsi que les opportunités et les risques qui en découlent.
Cela fait plus de 10 ans que les plateformes numériques ont acquis une place centrale dans lâéconomie et la société, – leur rôle et notre dépendance à leur égard nâayant été que renforcé durant la pandémie du Covid. Jâai dévoué ma carrière de plus de 20 ans à étudier en profondeur le phénomène des plateformes qui mâa fasciné depuis la fin des années 1990 et la véritable explosion de lâinternet sur la scène mondiale et qui continue a être mon sujet phare. Nous avons donc suffisamment de recul pour pouvoir partager certaines idées fortes.
Il y a de plus des choix sociétaux à faire pour canaliser le pouvoir des plateformes, et tout citoyen devrait être éduqué pour comprendre les enjeux.
Bien sûr, notre livre est aussi conçu pour aider des entrepreneurs à créer leur propre plateforme, pour aider les entreprises non-numériques qui sont confrontées à une rude compétition émanant de plateformes de comprendre comment réagir pour survivre â mais le livre est aussi destiné à quiconque qui cherche à comprendre les grandes forces économiques et technologiques parfois opaques qui façonnent la société dâaujourdâhui. Il y a de plus des choix sociétaux à faire pour canaliser le pouvoir des plateformes, et tout citoyen devrait être éduqué pour comprendre les enjeux. Câest pourquoi nous nous sommes attachés à écrire notre ouvrage dans un langage simple, pour quâil soit lisible par tous.
IN. : qui sont ces plateformes?
A.G. : Les GAFAM, bien sûr (Google (Alphabet), Apple, Facebook (Meta), Amazon, et Microsoft) qui viennent des Etats-Unis. Mais aussi, celles venues de Chine comme Alibaba et Tencent. Ces 7 entreprises font partie du top 10 des entreprises les plus capitalisées au monde. LâEurope est à la traîne, et câest un gros souci.
Ces plateformes se sont développées à une échelle sans précédent. Elles ont été propulsées par des modèles commerciaux innovants axés sur la capture, la génération et le traitement des données. Elles ont un impact massif sur les individus et les entreprises et redéfinissent les relations entre les clients, les annonceurs, les salariés et les employeurs. Leur performance économique et financière est absolument remarquable. Les plateformes numériques sont les premières entreprises à avoir dépassé 1000 milliards de dollars de valorisation.
A elles seules, ces entreprises pèsent plus de 10.000 milliards de dollars. Leur place centrale dans nos économies nâa fait que se renforcer au cours de la pandémie de b, qui a vu un grand nombre dâactivités passer en ligne. De plus, plus de 70% des « licornes », ces start-ups qui valent au moins un milliard de dollars, sont des plateformes. Entre 2018 et 2022, un grand nombre dâentre elles, telles que Uber, Airbnb, Didi Chuxing ou Xiaomi ont ouvert leur capital.
IN. : quels sont leurs business-models ?
A.G. : nos recherches sur les plateformes, conduites depuis plus de vingt ans, nous ont menés à comprendre et révéler les mécanismes souvent opaques de ces entreprises dâun nouveau type. Le terme « plateforme » est utilisé dans de nombreux contextes, ce qui peut porter à confusion. En général, les plateformes relient les individus et les entreprises soit vers un seul et même objectif, soit pour partager des ressources collectives. Les plateformes dites de produits, par exemple, sont faites dâarchitectures modulaires qui réutilisent les modules centraux et les déclinent en les associant à dâautres modules, eux périphériques, pour permettre une customisation.
Les plateformes numériques, quant à elles, sont apparues dans le sillage de lâordinateur personnel, dâInternet et des technologies mobiles. Celles-ci créent également des modules à fonctions communes et réutilisables. Elles opèrent à lâéchelle dâun secteur ou dâun écosystème, câest-à -dire dâune constellation dâacteurs dont les produits, services ou technologies sont compatibles avec la plateforme et complémentaires les uns aux autres. Et plus crucial encore, elles permettent aux entreprises et aux individus dâinteragir et dâinnover de manière complémentaire.
Le marché de plateforme peut même donc, sous certaines conditions, évoluer naturellement vers une situation de type monopolistique, un phénomène appelé « winner-takes-all ».
Lâintérêt dâune plateforme croît grâce à son réseau : chaque utilisateur supplémentaire peut (au moins en théorie) entrer en contact avec tous les autres utilisateurs, et bénéficier des innovations complémentaires déjà disponibles via la plateforme. La valeur pratique et économique augmente alors non pas par addition (comme si on ajoutait un seul utilisateur ou une seule innovation à la fois), mais selon un mécanisme dâagrégation qui donne lieu à une courbe de croissance non pas linéaire mais parabolique, câest-à -dire qui croît dâautant plus quâelle grandit, puisque chaque nouvel individu est relié à tous les autres et quâil bénéficie de tous les produits déjà accessibles. Plus il y a dâutilisateurs, plus la valeur de la plateforme sâaccroît. Le marché de plateforme peut même donc, sous certaines conditions, évoluer naturellement vers une situation de type monopolistique, un phénomène appelé « winner-takes-all ».
Ce quâon appelle les « effets de réseau » sont des « boucles de rétroaction positives », qui sâautoamplifient, obtenues en connectant différents participants et marchés. On appelle ces différents groupes dâusagers les « versants » ou « faces » de la plateforme. Ces boucles peuvent sâétendre à des écosystèmes entiers englobant des producteurs, des fournisseurs, des utilisateurs, des partenaires, etc. Construire une entreprise autour dâeffets de réseau demande donc de repenser les dynamiques de marché et les stratégies concurrentielles, car ces plateformes prospèrent différemment des entreprises classiques.
Il existe deux types de business models de plateformes. Les plateformes créent de la valeur en mettant en relation au moins deux types dâacteurs du marché tels quâacheteurs et vendeurs, créateurs de système dâexploitation et utilisateurs, développeurs dâapplication et producteurs de matériel informatique, qui ne pourraient pas interagir sans elles, ou du moins le feraient mal. Les plateformes de lâéconomie numérique créent de la valeur de deux manières fondamentalement distinctes.
Nous avons nommé le premier type les « plateformes dâinnovation » : elles favorisent lâinnovation externe grâce à des entreprises tierces. Elles consistent généralement en un ensemble de modules technologiques partagés par lâentreprise, et les partenaires de son écosystème, à partir duquel quiconque peut créer des produits et des services complémentaires, tels que des applications pour smartphones ou du contenu numérique comme on le trouve sur iTunes ou Netflix. Par complémentaire, on entend que ces innovations ajoutent des fonctionnalités, augmentant lâutilité de la plateforme pour ses utilisateurs. Si ces compléments sont nombreux et /ou de bonne qualité, celle-ci devient dâautant plus attractive pour les utilisateurs et contributeurs, ainsi que pour les annonceurs et investisseurs. Microsoft Windows, Google Android, Apple iOS et les services Internet dâAmazon, sont des systèmes dâexploitation ou de cloud computing qui sont autant de plateformes dâinnovation pour les écosystèmes informatiques et de smartphones.
Le second type correspond aux « plateformes de transactions ». Il sâagit là principalement dâintermédiaires ou de marchés en ligne qui permettent aux individus et aux entreprises de partager des informations, dâavoir accès à divers produits et services, de les vendre, ou de les acheter. Plus le nombre de participants, de fonctionnalités, ou de contenus digitaux et de services est élevé, plus la plateforme de transactions aura de lâintérêt. Aujourdâhui, propulsées par la connectivité numérique globale, Google Search, Amazon Marketplace, Facebook, Twitter et WeChat (propriété de Tencent) sont autant de plateformes de transactions fréquentées chaque jour par des milliards dâutilisateurs. Mais des exemples bien plus anciens existent aussi : les cartes bancaires Mastercard, Visa et American Express, ainsi que les Pages Jaunes (qui furent, un temps, indissociables du téléphone) sont, elles aussi, des plateformes de transactions, la seule différence étant quâelles sont antérieures à lâère numérique.
les plateformes dâinnovation génèrent de la valeur en facilitant la création de nouveaux produits et services complémentaires qui, quoique parfois développés en interne
Les différences stratégiques entre les deux types sont notables. Souvent, les plateformes dâinnovation génèrent de la valeur en facilitant la création de nouveaux produits et services complémentaires qui, quoique parfois développés en interne, sont le plus souvent créés par dâautres entreprises, la plupart du temps sans contrat fournisseur. Elles capturent cette valeur en en monétisant lâaccès.
Les plateformes de transactions, quant à elles, créent et proposent de la valeur ajoutée, en facilitant lâachat et la vente de produits et services, ou dâautres interactions telles que la création et le partage de contenus.
Dans les quelques cas où elles donnent accès gratuitement à des services ou à des technologies (comme le fait Google avec Android), les revenus viennent généralement de lâespace publicitaire. Les plateformes de transactions, quant à elles, créent et proposent de la valeur ajoutée, en facilitant lâachat et la vente de produits et services, ou dâautres interactions telles que la création et le partage de contenus. Ces plateformes génèrent des revenus via les frais de transaction, la publicité payante, ou les deux.
Nous qualifions dâhybrides les entreprises qui adoptent à la fois une stratégie de plateforme dâinnovations et de transactions. Ces stratégies hybrides ont le vent en poupe, car elles exploitent les synergies entre les deux types de plateformes. Elles permettent aux plateformes dâinnovations dâadopter des fonctions de transactions pour distribuer plus facilement des produits et des services complémentaires. Apple, Google, Microsoft et Salesforce ont, par exemple, procédé ainsi. De même, les plateformes de transactions comme Amazon, Facebook, Snapchat, Uber et Airbnb peuvent ajouter des fonctionnalités et des services dâentreprises extérieures à leur catalogue, à moindre coût.
Les plateformes numériques (qui sont basées sur les ordinateurs, lâInternet, les smartphones, et les capacités de calcul du big data) ont des performances économiques et financières exceptionnelles. Elles sont particulièrement valorisées par les marchés des capitaux privés. Nous avons analysé de manière systématique, sur deux décennies, les performances économiques et financières de toutes les plateformes du classement Forbes 2000, en les comparant aux sociétés traditionnelles de cette population dâentreprises. Nous avons constaté que, bien que les revenus du groupe-témoin constitué de plateformes soient comparables à ceux des autres entreprises traditionnelles (prises dans les mêmes secteurs), les premières comptent environ moitié moins dâemployés, tout en générant des bénéfices dâexploitation, une valeur marchande, et un ratio valeur marchande/ventes, considérablement plus élevés. Les plateformes tendent à investir beaucoup plus en R&D (recherche et développement), dépenses commerciales, marketing et frais administratifs, et pourtant leurs revenus et valeur marchande croissent bien plus rapidement. Par ailleurs, elles tendent à être plus productives (en termes de ventes par employé), plus rentables et, pour finir, elles atteignent des valorisations bien plus élevées que les sociétés traditionnelles cotées en Bourse. Pour résumer, à presque tous les points de vue, les plateformes numériques de notre échantillon affichent des performances exceptionnelles. Même en supprimant les plus grosses entreprises du lot (Apple, Amazon, Microsoft et Google), nous avons trouvé peu ou prou les mêmes résultats.
Pour renforcer les effets de réseau, les plateformes ont recours à des décisions dâordre technologiques, telles quâouvrir leurs interfaces pour encourager le développement par des tiers de produits, services, technologies, ou applis complémentaires. Elles ont aussi souvent recours à des modèles de pricing qui subventionnent au moins un des versants de la plateforme, se focalisant sur les membres dâun versant à attirer en leur offrant des services gratuits, ce qui augmentera lâattractivité de la plateforme envers lâautre versant, dont les membres seront alors prêts à payer dâautant plus pour être connectés à la plateforme que nombre de membres du premier versant y seront affiliés. Câest la structure de pricing désormais classique que lâon retrouve dans les services de plateformes numériques telles que le moteur de recherche de Google ou le réseau social Facebook, ayant recours à la publicité ciblée. Ces business models tirent ainsi parti à la fois de la complémentarité entre la demande des différents versants de la plateforme, et de lâasymétrie des versants quant à leur désir dâêtre connectés aux membres de lâautre versant. Typiquement, les publicitaires sont beaucoup plus friands dâêtre connectés aux utilisateurs des plateformes, que lâinverse.
Les business models des plateformes numériques sont donc particulièrement performants parce que les effets de réseau sont endémiques à lâéconomie numérique, qui est par définition une économie connectée. En connectant plusieurs faces ou versants dâun marché, les plateformes peuvent par ailleurs sâappuyer sur un business model que lâon peut caractériser dâ« asset-light », rendu possible parce quâil nâexige ni que lâentreprise engage en tant que salariés ceux qui contribuent à sa valeur ajoutée, ni quâelle ait fait lâacquisition de tous les facteurs de production : Microsoft, Apple, Google, Facebook ou WeChat nâauraient absolument pas pu connaître la croissance quâelles ont eue sâil leur avait fallu engager en tant que salariés tous les ingénieurs à lâorigine des millions dâapplications quâelles proposent (ou même établir des contrats en tant que fournisseurs). Les technologies numériques, opérant au sein dâune connectivité globale et omniprésente, permettent lâidentification, le recrutement, lâaffiliation, et le contrôle du travail ou dâautres ressources à distance, dâune manière qui nâavait jamais été rendue autant possible. Ces plateformes rassemblent des millions de développeurs : un recrutement dâune telle ampleur aurait été excessivement onéreux et en réalité impossible à effectuer. De même, Airbnb nâaurait jamais pu acquérir toutes les maisons et appartements auxquels ses utilisateurs ont accès, ou Uber, Lyft ou Didi tous les véhicules que leurs chauffeurs conduisent. Lâidentification de partenaires tiers et de ressources utilisables, bien que non possédées, change complètement la donne quant au rôle classique de lâentreprise, qui est de posséder des actifs et de contrôler ses ressources humaines via la relation dâemploi encadrée par des relations à long terme.
IN. : quelle est la réelle puissance de ces plateformes?
A.G. : nous commençons juste à percevoir la véritable ampleur de ce que certains appellent la révolution numérique. Je suis convaincue que ses conséquences économiques, sociales, voire politiques, se mesureront à lâaune de celles de la révolution industrielle. Souvenons-nous que les premières révolutions industrielles ont profondément changé la société, en commençant par les nouvelles technologies. Câest en domestiquant la puissance de la machine à vapeur, puis lâélectricité, en maitrisant les énergies telles que le pétrole, en créant les réseaux ferroviaires, que la révolution industrielle a changé la société. Elle a aussi inventé lâentreprise moderne. Elle a aussi généré des fractures sociales et politiques telles quâelle a mené à la 1ere guerre mondiale et à la naissance du régime bolchevique.
Elle présente les mêmes symptômes que la révolution industrielle. Elle vient fracasser des anciens modèles économiques, et crée de nouvelles sources de pouvoir, qui renverseront probablement des puissances existantes.
La révolution numérique aura, elle aussi, des conséquences monumentales. Elle présente les mêmes symptômes que la révolution industrielle. Elle vient fracasser des anciens modèles économiques, et crée de nouvelles sources de pouvoir, qui renverseront probablement des puissances existantes. Or, il sâavère que le modèle organisationnel phare â et dominant â du nouveau monde numérique sera celui de la plateforme, qui va opérer au sein dâécosystèmes connectés. Le modèle organisationnel de la plateforme va véritablement remplacer la firme telle que nous la connaissons. Lâentreprise telle que nous la connaissons opère en effet principalement dans marchés relativement isolés les uns des autres. Or, dans une économie hyper-connectée, la zone de jeu des plateformes ne sera plus celle de marchés isolés. Jâirais même jusquâà proposer que la notion même de marché va perdre de son importance. Rappelons que le marché a tout même constitué pendant plus dâun siècle lâunité dâanalyse de base des économistes et des régulateurs, ainsi que lâhorizon des entrepreneurs et des entreprises. Mais les marchés, peuplés dâentreprises qui sont principalement rivales entre elles, deviendront de plus en plus remplacés par les écosystèmes, ces pans entiers de secteurs inter-connectés, régis bien souvent par des entreprises privées qui en sont les véritables gouverneurs. Ce sont les complémentarités entre secteurs, que ce soit entre machines connectées, individus, ou organisations, qui sont facilitées par la connectivité numérique (câest-à -dire par lâinternet et les capacités énormes dâanalyse de données qui sont générées en continu par tous) et par lâintelligence artificielle, qui deviennent soudain exploitables. Lâhorizon des entreprises et entrepreneurs sâétend à plusieurs secteurs interconnectes. Cela change tout.
Un jour, les plateformes numériques et leurs écosystèmes constitueront le principal modèle par lequel nous organiserons les nouvelles technologies de lâinformation telles que lâintelligence artificielle, la réalité virtuelle et augmentée, lâInternet des objets à la fois dans le monde industriel mais aussi animé, via des assistants vocaux, dans les logements équipés dâobjets connectés, nos données santé, et même les ordinateurs quantiques. Les plateformes de transactions peer-to-peer remplaceront ou challengeront fortement les entreprises traditionnelles, tant que lâéconomie collaborative continuera de croître et que les nouvelles technologies continueront dâêtre adoptées à grande échelle. La blockchain (qui utilise les registres distribués et offre une sécurité très haute, mais non absolue) et les cryptomonnaies (devises numériques généralement indépendantes des banques et gouvernements) pourraient bien faire baisser radicalement la demande pour les services offerts jusquâà présent par les banques traditionnelles ou par les chaînes dâapprovisionnement des entreprises.
Les secteurs traditionnels constitués jusque récemment dâentreprises principalement rivales, qui contrôlent leur supply-chain via des contrats de type client-fournisseurs, seront remplacés par des écosystèmes dâutilisateurs et dâentreprises orchestrées par des plateformes, qui sauront tirer parti des opportunités offertes par la connectivité, la pléthore de données constamment générée et exploitable, et la puissance de calcul désormais accessible.
Un backlash contre les plateformes numériques les plus puissantes est en cours, mettant en jeu des nouvelles règlementations tentant de circonscrire leur puissance et de limiter leurs abus.
Nous vivons une époque de transformation radicale de la manière de créer de la valeur en tirant parti des technologies de lâinformation, de communications, de la connectivité globale et des capacités dâexploitation des données. En focalisant leurs processus de création de valeur directement au cÅur de ce qui anime notre économie connectée, les plateformes numériques révèlent le nouveau visage de lâentreprise moderne. Cette reconfiguration du paysage industriel nâest pas sans créer de nouveaux challenges à la fois sociétaux et économiques. Un backlash contre les plateformes numériques les plus puissantes est en cours, mettant en jeu des nouvelles règlementations tentant de circonscrire leur puissance et de limiter leurs abus.
IN. : doit-on et peut-on limiter leur toute puissance?
A.G. : oui, bien sûr, on doit absolument essayer de limiter les abus de certaines plateformes les plus dominantes â tout comme on doit limiter les abus de toute autre grande entreprise, plateforme ou pas. La plateforme étant un nouvel animal économique et technologique dont les modes de fonctionnement nâétaient pas clairs pour beaucoup (dont les régulateurs), leurs abus ont tout dâabord été un peu difficile à détecter, à catégoriser, et à analyser correctement : les régulateurs ont eu besoin dâun peu de temps pour bien en comprendre les contours et la portée. Il fallait dâabord évaluer si les règlementations existantes pourraient suffire à limiter ces abus, ou bien sâil sâagissait dâabus dâun nouveau type qui requerraient de nouvelles règlementations. LâUnion Européenne, ainsi que dâautres pays et régions telles que lâAustralie, ont décidé que de nouvelles règles devraient être créées pour réguler lâespace numérique. Des universitaires spécialistes, dont je suis, se sont mobilisés et les ont bien aidés* . Ces nouvelles régulations européennes des plateformes se rajoutent à la régulation européenne de 2018 dite Platform-to-Business, qui régule les relations Business-to-Business sur les écosystèmes de plateformes. Le DMA liste une série dâobligations pour une petit groupe de plateformes, celles qui sont devenus des passages obligés pour accéder à des marchés. Pour être concerné par les obligations règlementaires du DMA, dont lâobjectif est dâempêcher les comportements anti-compétitifs des plateformes les plus dominantes, pour une plateforme doit générer un revenu supérieur à 7,5 milliards dâeuros dans la zone Euro ; avoir plus de 10000 utilisateurs de type entreprise actifs par an, et avoir atteint une position durable et difficile a déloger.
Comment jugez-vous les nouvelles réglementations mises en place en Europe notamment pour mieux les contrôler? Sont-elles efficaces ? Doivent-elles allez plus loin?
Les nouvelles régulations de lâUnion Européenne le DMA et le DSA vont dans le bon sens, mais elles ne sont pas parfaites. à mon sens, le DMA pêche par son approche non-nuancée et trop uniforme des obligations imposées à ces plateformes dites structurantes (« gatekeeper » – littéralement, « gardien de barrière »). Le Royaume-Uni, au contraire, a indiqué quâil établirait une liste customisée dâobligations qui seraient taillées sur mesure au business model de chaque plateforme dite dâimportance stratégique. Cela me paraît plus judicieux. Des débats et controverses intenses (dans un contexte où, on peut se lâimaginer aisément, le lobbying des plateformes est très présent) ont eu lieu, et continuent dâavoir lieu. Tout va se jouer sur lâimplémentation de ces règles : pour quâelles soient effectives, il faudra que lâUnion Européenne se dote de moyens humains et technologiques biens supérieurs à ceux dont elle sâest dotée pour lâinstant. Ceci mâinquiète. Il y a une asymétrie substantielle dâinformation entre les plateformes et les régulateurs. Une collaboration constructive entre les plateformes et les autorités de régulation, si elle peut être mise en place, serait très productive. Encore une fois, lâapproche britannique me parait plus pragmatique et mieux adaptée à la réalité de lâéconomie numérique. Le partage des rôles entre les autorités de réglementations nationales et celles au niveau européen nâest pas aussi clair quâil le devrait, ce qui risque de créer des tensions entre états-membres et lâUnion. Finalement, les écosystèmes numériques et les plateformes qui les gouvernent évoluent de manière très rapide. La liste dâabus pourrait donc évoluer. Pour sâassurer que la règlementation reste pertinente au fil du temps, elle devra pouvoir comprendre des mécanismes dâadaptation qui ne font pas partie de la réglementation qui vient dâavoir été adoptée dans lâUnion Européenne.
Quel est lâavenir de ces plateformes?
Les plateformes seront le modèle organisationnel de demain. Les plateformes deviendront donc de plus en plus présentes, dans un nombre de plus en plus grand de secteurs et dâindustries qui se transformeront en écosystèmes connectés. Les entreprises existantes pourront survivre, et même réussir, mais elles devront apprendre à jouer le jeu des plateformes et apprendre à opérer dans le cadre dâécosystèmes : soit en créant leur propre plateforme (seules ou en coalition avec dâautres entreprises), soit en en faisant lâacquisition, soit en rejoignant un ou plusieurs écosystèmes(s) dâautres plateformes. Il y aura aussi de nouvelles opportunités pour créer de la valeur.
IN. : allez-nous voir de nouveaux acteurs apparaître? Certains géants actuels vont-ils péricliter ou vont-ils encore renforcer leur puissance?
A.G. : câest bien là tout lâenjeu de nouvelles règlementations telles le Digital Market Act. Sâil réussit à être implémenté de manière appropriée, on verra, je le crois, les barrières à lâentrée des écosystèmes existants être réduites. Cela pourra être accompli, par exemple, grâce à des nouvelles règles concernant des obligations dâinteropérabilité. Ceci, combiné au fait quâun grand nombre, stimulera la création de nouvelles entreprises, qui seront propulsées par du capital offert par des investisseurs et des projets entrepreneuriaux qui sauront tirer parti des nouvelles conditions technologiques et économiques. Ceci se passe dans un contexte où grands nombres dâutilisateurs et de citoyens ont maintenant une compréhension plus fine des risques posés par lâinvasion de la vie privée faisant partie intégrante des business models de certaines plateformes. Une certaine forme de révolte, et certainement un appétit pour un nouveau type de plateformes en qui ils pourraient avoir plus confiance, propulsera de nouveaux acteurs. A moins que les plateformes existantes ne réussissent a sâadapter aux nouvelles conditions a la fois réglementaires et des nouvelles préférences des utilisateurs, à terme, elles péricliteront.
IN. : ces plateformes représentent-elles un risque pour la démocratie et nos pays dans leur ensemble?
A.G. : ce risque existe. Mais la levée générale de boucliers contre les réseaux sociaux, face à leurs échecs répétés à gouverner effectivement leurs écosystèmes, mâindique que ce risque est désormais bien identifié. La vague de réglementations européenne de la DSA visant à réguler les contenus en imposant des obligations de processus aux plateformes, va dans le bon sens. Dans dâautres régions du monde, même aux Etats-Unis, le vent tourne. Le fait que Sheryl Sandberg, la puissante No 2 de Facebook, ait donné sa démission cette semaine, en nous disant quâelle est « prête a tourner la page », est à cet égard tout à fait révélateur. Rappelons que Sheryl Sandberg est celle qui avait transformé Facebook, alors balbutiante plateforme ne générant aucun profit, en le mastodonte que lâon connaît en développant un business model basé sur la publicité en ligne et lâexploitation des données utilisateurs. En faisant sa révérence, Sheryl Sandberg nous annonce, tel le canari dans la mine, la fin dâune ère, celle de la plateforme triomphante qui peut se permettre dâagir sans contrainte forte réglementaires et au fi des préférences dâutilisateurs.
(*NDLR : Annabelle Gawer a fait partie entre 2018 et 2021 du groupe dâexperts de lâObservatoire de lâEconomie des Plateformes Numériques formé par la Commission Européenne regroupant des experts en économie, droit, gestion, sociologie, technologie, etc., dont les travaux ont influencé la rédaction du Digital Markets Act (DMA) et Digital Services Act (DSA) votés au Parlement Européen en 2022)
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sur l’ouvrage…
A ne pas confondre avec Plateforme, l’autre, « singulier » et « au singulier », roman sombre de Michel Houellebecq, voici Plateformes.
source : www.influencia.net