INfluencia : le mot « culture » fait partie du langage courantâ¦
Sylvia Girel : la « culture » est, en effet, un mot extrêmement général. Tout le monde connaît ce mot, le comprend, le partage. Mais dès lors que nous essayons de le définir, une diversité et une pluralité de domaines émergent. Nous parlons spontanément des arts, mais son champ sâétend à la culture scientifique, numérique, sportive⦠Mon approche de la culture sâappuie sur cette pluralité de formes, et surtout sur ses différentes dimensions. Tout dâabord, la dimension individuelle et subjective de la culture que nous avons chacun en nous. Celle qui nous a été transmise, celle que nous nous sommes construite en fonction de notre génération, de notre époque. Ensuite, chacun de nous a une dimension collective et partagée de la culture. Dans le sens anthropologique, câest le partage dâune même culture qui fabrique du lien social et notre capacité à échanger les uns avec les autres, et il y a un sens plus sociologique qui renvoie à des pratiques culturelles. Concrètement à nos manières de « faire public » autour de lâoffre culturelle.
IN: des pratiques culturelles qui ont dû bien évoluer avec le numériqueâ¦
S.G : en effet, le digital a multiplié les formats de diffusion avec, à la fois, plus de création participative et une déhiérarchisation entre les personnes qui créent et leurs publics. Cela a aussi permis de développer une forme de liberté de réception. « The Getty Museum Challenge » illustre cette évolution ; il proposait pendant le confinement de reproduire chez soi une Åuvre dâart (de peinture, de sculpture) avec des objets de son quotidien et de partager sa re-création sur les réseaux sociaux. Ce défi comprend bien entendu une dimension ludique, mais permet également de sensibiliser à la création. Câest une pratique culturelle, une expérience sur fond dâart qui nâinclut pas forcément la « contemplation » de lâÅuvre comme une visite dans un musée, bien quâelle produise une expérience participative, une forme de rapport à lâart pour des publics non initiés.
IN: il en est de même pour lâoffre culturelle ?
S.G : l’offre culturelle sâest diversifiée, dâune part, avec lâémergence de nouveaux objets et formats de création pluridisciplinaires et hybrides, dont les NFT (Åuvres dâart numériques), les Åuvres participatives ou technologiques, ou encore les pratiques amateures sur différentes applications et réseaux (TikTok, Pinterestâ¦). Et dâautre part, elle se diffuse plus largement que jamais sous dâautres formes : des publics très divers, parfois inattendus, des endroits différents (mondes virtuels, tiers-lieux). Exit les lieux artistiques ou culturels habituels ! Cela permet de lever les freins réels et symboliques que les publics mettent souvent eux-mêmes parce quâils se pensent incompétents ou que les pratiques culturelles nécessitent des connaissances spécifiques.
IN : cela a-t-il changé le rapport à la culture ?
S.G : nous sommes dans des choses parfois plus spectaculaires et événementielles, dans lâémotion et la sensation, et dans un même temps avec une proximité et une familiarité rendues possibles par la démultiplication de lâoffre culturelle sur tous les territoires, via Internet. Mais les politiques culturelles de lâÃducation nationale restent assez tournées vers la connaissance et/ou la compréhension du sens des Åuvres, celles du monde des arts et de la culture, vers lâexpérience esthétique. Entre les deux, il y a « des expériences sociales sur fond dâart » qui plaisent beaucoup aux publics jeunes. Je crois beaucoup à « lâesthésie », dont parle le philosophe Jean-Marie Schaeffer ; éprouver lâart avec lâémotion et le sensible fonctionne notamment auprès des publics peu familiers de lâart et de la culture. Il faut nuancer lâidée quâà partir du moment où il y a une dimension ludique ou de divertissement dans une proposition, on ne peut avoir la même exigence artistique, comme lâévoque le philosophe Richard Shusterman. Jâai travaillé sur de nombreux projets à Marseille et ce nâest pas parce quâune expérience de lâart est simple quâelle est simpliste. Chaque proposition offre plusieurs niveaux de lecture et différentes formes dâappropriation que nous ne sommes pas obligés de classer avec les bonnes dâun côté, et les mauvaises de lâautre.
Par ailleurs, le rapport à une Åuvre peut être moins exigeant en raison des nouveaux modes de diffusion. Nous sommes aujourdâhui dans un environnement où les frontières entre public participatif, public amateur et artistes sont poreuses. Lâexemple du Covid Art Museum en est une parfaite illustration. Lancé sur Instagram en mars 2020, ce musée virtuel invitait à partager ses « productions artistiques » liées à la pandémie sur la plateforme numérique. Les Åuvres pouvaient être postées dans un total anonymat. Si, sur les réseaux sociaux, on se soucie moins de préciser qui est artiste ou amateur, on constate néanmoins que certains artistes connus et/ou installés qui nâutilisaient pas forcément des outils digitaux auparavant y viennent. Je pense au peintre anglais David Hockney, qui a dessiné sur son iPad (et posté) en Normandie pendant le confinement. Par ce mode de création, il a très certainement attiré lâattention de nouveaux publics.
IN que dire du clivage entre culture savante et culture populaire ?
S.G : aujourdâhui, nous avons des usages et des pratiques savantes de cultures populaires, et inversement des usages et des pratiques populaires de cultures savantes. Les formats de création contemporains proposent des équilibres nouveaux, hybrides : théâtre et drone, musique classique sur TikTok, peinture sur iPad, etc. Ce que lâon entend et attend par démocratisation doit être réinterrogé. Par exemple : peut-on vraiment parler dâune expérience esthétique de la visite dâune exposition dâart contemporain pour Nuit Blanche ? Câest le cas pour une part du public, mais une autre assiste à cette manifestation pour sa dimension festive, exceptionnelle, nocturne. Si lâesthétique de lâart contemporain nâest pas forcément perçue par tous, il nâempêche que cet événement fonctionne bien. Alors, oui, le clivage existe toujours entre culture savante et culture populaire, mais avec une plus grande perméabilité.
IN : la pandémie a fait naître de nouvelles propositions culturelles. Pensez-vous quâelles vont perdurer dans le temps ?
S.G : des projets ou des actions vont disparaître, mais certains qui commençaient à sâinstaller dans le paysage vont perdurer, car ils sâinscrivent dans un processus construit dans le temps. Le Covid-19 et les confinements nâont fait quâaccélérer leur développement â je pense notamment au déploiement de lâoffre culturelle en ligne. On constate un changement de centre ou paradigme de pensée par rapport aux arts et à la culture qui tient aussi à la diversification et la diffusion des enquêtes en sociologie sur cette thématique. On connaît mieux le rapport aux arts et à la culture, et la manière dont il se construit. Savoir qui sont les publics et les non-publics de telle ou telle offre culturelle permet de faire bouger les lignes.
IN: la démocratisation de la culture a été (est) le fil rouge de la politique culturelle menée en France. Que peut-on en dire aujourdâhui ?
S.G : câest un vaste sujet de réflexion, alors je partirais de lâactualité récente. La culture était quasi absente des débats et des programmes des candidats à la présidentielle de 2022. Quand elle lâétait, les propos portaient sur les fondamentaux des politiques culturelles comme lâéducation artistique et culturelle, le soutien aux artistes, la diversité culturelle⦠Mais aucune action innovante, proposition forte. Paradoxalement, le mot « culture » revient sans arrêt dans les débats, mais avec le flou que jâai évoqué. Or, câest un élément fondamental. Le développement de la pensée pour les jeunes générations, par exemple, va se construire petit à petit par lâentrée de lâart, de la culture dans leur vie : assister à des spectacles, participer à des expositions interactives ou échanger avec des artistes qui traitent des sujets sociétaux, sociaux, politiques ou historiques est fondamental. Il faut valoriser cette expérience sociale via lâart, cette interaction avec des créations et des créateurs. Et sortir dâune vision où la démocratisation â dans le sens dâaccès à lâart et à la culture â est toujours rattachée à une logique dâexpérience réussie, une adhésion⦠La réalité montre que des Åuvres portent en elles les résistances et les polémiques dont elles font lâobjet. Si elles heurtent les citoyens, câest bien quâelles sont réussies et portent une efficacité esthétique. Câest lâindifférence ou lâabsence de réaction qui poseraient un problème. Dans le rapport à la culture, câest comme sâil y avait une culture bonne à bien diffuser et que les publics auraient à bien la recevoir.
IN: quels sont les grands défis de la culture ?
S.G : le premier grand défi est de privilégier des politiques culturelles territoriales pour développer des projets à lâéchelle des bassins de vie de population. Pourquoi ? Car nos territoires sont diversifiés, avec des configurations propres à chacun et des réseaux dâinterconnaissances distincts qui se sont constitués entre les acteurs sociaux, culturels, du monde éducatif, socio-économiques, et les artistes. Les projets sont variables et territorialisés, il nây a pas de modèle unique. La question qui se pose est : comment valoriser, pérenniser et faire en sorte que tous les « petits » projets autour de micro-publics qui fonctionnent très bien soient réplicables, reconduits ? Aujourdâhui, nous nâarrivons pas à penser la capitalisation à des échelles variables de ce qui existe et fonctionne. Cela donne lâimpression dâune profusion, dâune dispersion dâun côté (dont il est difficile de rendre compte de la qualité et des effets produits en termes de démocratisation), et de lâautre dâun monde de lâart organisé autour dâinstitutions et de structures culturelles qui disposent de services, de dispositifs dâévaluation, et font lâobjet dâattention des grandes enquêtes de publics. La difficulté est dâêtre aujourdâhui dans une configuration avec un ministère de la Culture centralisé, des politiques publiques pensées sur un modèle national, régional, etc., et une offre culturelle territoriale très riche, diversifiée et qui émane dâacteurs très divers. à mon sens, il est plus urgent de valoriser cet existant que de décentraliser. Les fonds régionaux dâart contemporain [FRAC] sont un bon exemple pour comprendre cette problématique. Ils existent depuis quarante ans et font un travail remarquable dans leurs espaces dâexposition, dédiés ou hors les murs, quâils irriguent sur leur périmètre auprès dâune diversité de publics. Eh bien il nây a encore jamais eu dâenquête de publics dâenvergure qui permettrait de mieux connaître les pratiques, de mesurer leurs effets produits en termes de démocratisation.
Un autre défi est de casser les clivages entre lâinstruction et lâexpérience sensible. Notre rapport aux arts et à la culture est décrit (et pensé) avec les catégorisations construites. Peut-être, effectivement, que tout le travail de la sociologie est-il dâavancer plus rapidement sur la déconstruction de ces catégorisations établies parce que la diversité de lâoffre culturelle (formats, espaces de diffusion, nature de lâexpérience, etc.) invite à les redéfinir ? Je coordonne un projet « Observatoire des publics et des pratiques de la culture », qui se donne cet objectif. Repartir du terrain pour revisiter les catégorisations et les ajuster à la réalité des pratiques et des publics aujourdâhui.
IN: que préconisez-vous pour lâart ?
IN : je plaide pour mieux « utiliser » lâart et la création du côté des acteurs politiques, des mondes socio-économiques et éducatifs, comme moyen de connaître le social et de sâinterroger sur nos sociétés. Mieux utiliser lâefficacité esthétique des Åuvres pour aborder des problèmes et des grands sujets de société comme lâenvironnement. Cela a été le cas lors de la COP21. Une Åuvre, un artiste peut, à mon sens, faire passer des messages de manière plus efficace et percutante que certains discours complexes, hors sol, ou incompréhensibles pour certains jeunes ou catégories de population. Je dis ça tout en étant universitaire ! Il faut réintroduire lâart comme un élément de connaissance et de langage sur les questions et débats de société.
IN: le monde civil ne commencerait-il pas à sâemparer de ce sujet ?
S.G : câest un défi qui est relevé peu à peu. Il y a pléthore de projets qui intègrent le social, lâart et la culture. Mais du côté des élus et des politiques, il y a encore un gros travail à faire. En prenant les ressources là où elles sont, en capitalisant sur ce qui existe, sur ces projets culturels de territoire, urbains et ruraux, parce quâils participent à construire la culture de chacun et une culture commune.
source : www.influencia.net