INfluencia : Quel a été lâimpact de la pandémie sur nos sociétés?
Alain Deneault : Le monde que nous nous préparons est effrayant. Même si la pandémie a frappé les imaginaires, elle ne peut pas être pensée toute seule, elle sâajoute à une série de phénomènes qui témoignent de lâéchec de notre régime : les perturbations climatiques, les inégalités sociales grandissantes, la perte générale du sens. Le capitalisme nâa créé ni inégalités sociales ni la destruction environnementale ni les pandémies, mais il en accentue gravement le phénomène, comme cause, pour ensuite sâériger comme la solution pour y remédier. Autrement dit, dans le chaos et les crises multiples quâil génère, les grandes entreprises continuent de chercher à faire ce quâelles font le mieux, du profit. En ce qui concerne la pandémie, lâinterconnexion frénétique de lâappareil de production mondialisé, la monoculture – elle aussi érigée comme principe dans le monde – et le tourisme de masse sont en cause, comme le prédisaient déjà bien des sujets lucides avant quâelle ne survienne. à ce chapitre, un dernier livre sur la question, de Marie-Monique Robin (La Fabrique des pandémies), nous annonce dans les décennies à venir une épidémie de pandémies. Voilà , nous le savons maintenant.
IN : En quoi cette crise sanitaire a-t-elle bouleversé nos certitudes?
A.D. : Selon les endroits, les arcs-en-ciel annonçant que « Ãa va bien aller », les prophéties non auto-réalisées sur le « retour à la normale » et autres banalisations de la « crise » en tant que celle-ci sâaccompagne nécessairement dâune « sortie »⦠ne tiennent pas leur promesse. Quand une ville de lâOuest canadien atteint les 50° avant de disparaître complètement dans les flammes, quand les Ãtats-Unis dâAmérique se perdent en ouragans depuis le début du siècle, lorsque 80 % des populations dâinsectes disparaissent de lâEurope en une poignée de décennies, lorsque des millions de réfugiés environnementaux cognent aux portes de lâOccident, les illusions du marketing dâentreprise et le bavardage des oligarques finissent par céder, de la même manière que le verbiage des ministres soviétiques faisait rire ouvertement à la fin des années 1980. On a beau vouloir en rajouter sur le mode de lâautosuggestion et de la servitude volontaire, ça ne tient plus.
IN : La crise a-t-elle déjà modifié certains de nos comportements et si oui lesquels?
A.D. : Si on veut être rigoureux, la question est très vaste et requiert un travail sociologique important. Lâhypothèse de laquelle on peut partir porte sur le doute existentiel qui est semé par la situation, et surtout le refoulement dont il fait lâobjet, soit chez les idéologues du régime qui se cambrent et le durcissent dans lâespoir quâil perdure encore un temps, soit chez des penseurs et citoyens qui se précipitent dans des conclusions hâtives (les fameux « complots ») pour calfeutrer les aires de doute qui mènent à lâangoisse.
IN : Lorsque la pandémie aura disparu, allons-nous revenir à notre « vie dâavant » ou certains changements imposés par la pandémie vont-ils sâinscrire dans la durée ?
A.D. : Lorsque cette chaîne de symptômes aura disparu â dont la pandémie nâest quâun élément â qui témoignent de lâhubris de notre régime extractiviste, productiviste, consumériste et capitaliste, tellement de choses auront disparu, quâil est difficile, et même effrayant, dâimaginer le monde que nous nous préparons. Depuis des décennies, depuis les années du Club de Rome au moins, soit les années 1970, on nous annonce des seuils (augmentation de 2°C ; 400 ppmâ¦) à partir desquels lâévolution de la planète devient imprévisible et irréversible. Nous avons aujourdâhui traversé ces seuils dans une allégresse historiquement irresponsable. La note sâen vient. Elle nâaura jamais autant mérité son surnom de douloureuse.
IN : Notre rapport à la consommation a-t-il évolué depuis cette crise?
A.D. : Lâaccentuation de transactions en ligne a rendu encore plus distant et décalé le consumérisme. Le caractère fétichiste de la marchandise dont parlait Marx sâest réalisé dans la forme dâune pure image. La marchandise nâa même plus à paraître sur de véritables étals et rayons, elle apparaît dans son domicile, aseptisée, sur-emballée, comme si elle sâétait générée dans un Åuf. Si la pratique de la restriction mentale est son fort, on nâa jamais autant rempli les conditions culturelles pour nier le travail et oublier sa dimension.
IN : Vous dites quâun changement de paradigme sâimpose. La pandémie va-t-elle être le déclencheur de ce phénomène ?
A.D. : Un déclencheur, non, mais certainement un facteur. De plus en plus de gens comprennent la nécessité au xxe siècle de penser la géopolitique et lâorganisation du monde en termes de biorégions et de sâorganiser en fonction de leur capacité immédiate à réagir aux crises, notamment sur le plan de lâalimentation, de lâhabitat, de lâénergie et du transport.
source : www.influencia.net