848 000 ! Câest le nombre de créations dâentreprise, en France, en 2020. Soit 4% de plus quâen 2019, et ce en dépit du Covid-19 et de ses confinements ou peut-être en partie grâce à eux ! à créations, créateurs ! Ce sont majoritairement des micro-entrepreneurs dâentreprise individuelle âgés, en moyenne, de 33 ans. Mais que diable vont-ils faire dans cette galère, aurait pu sâexclamer Molière1 ! Sâil semble laborieux dâinterroger chacun dâentre eux sur leurs motivations, on peut cependant risquer quelques hypothèses quant à ce désir dâentreprendre. Se libérer dâun joug, puisquâaux mots « entreprendre » ou « entreprise » est associé depuis la Révolution française2 celui de « liberté » ? Mais lequel ? Désir dâentreprendre qui ne se réduit pas à la seule création de « sa boîte », mais à entreprendre sa vocation, même comme salarié dâune « boîte », à condition « dâen être », de sây accomplir. Car ces chiffres ignorent celles et ceux qui, dans lâentreprise, passent le cap de lâintrapreneuriat.
Lâonde de choc
La crise du Covid-19 ne participe-t-elle pas de ce nouveau désir dâentreprendre qui tourne le dos à lâaffairisme pour se consacrer à des actions utiles aux autres et à la société ? Loin de tétaniser les pulsions créatives, les volontés entrepreneuriales, la crise sanitaire semble avoir déclenché des prises de conscience, conscience de soi, de sa vocation, conscience des enjeux et défis planétaires quâon ne peut plus ignorer et qui nous relient tous à une même humanité. Cela se traduit, sur fond de chômage contraint, de télétravail subi, de changement de lieu de vie3, de découragement parfois, dâépuisement psychique souvent, par des introspections, une multiplication de bilans de compétences, des demandes de coaching, des reconversions professionnelles quâon nâaurait jamais imaginées hier. Certaines prendraient leur source dans un rêve dâenfant ou dâadolescent enfoui, une vocation qui aurait été oubliée, négligée. Dâautres dans lâépuisement, comme ces 40% dâinfirmiers interrogés par lâOrdre des infirmiers4 qui déclarent que « la crise leur a donné envie de changer de métier ». Et que penser des 100000 salariés de la restauration qui ne souhaitent plus y retourner ?
Vont-ils rejoindre la cohorte des entrepreneurs ?
En somme, lâheure ne serait plus à lâemploi subi mais au métier choisi par⦠vocation5 ? Dans sa propre entreprise via lâentrepreneuriat, une autre entreprise, un autre secteur, peu importe ! Ce qui hier était rarissime devient aujourdâhui courant, même si cela peut toujours surprendre : on quitte par exemple une « carrière » de financier bien rémunérée pour un métier artisanal, manuel, tel que boucher, tisserand ou agriculteur loin de toute boulimie consumériste. Et cela quel que soit lââge. Câen est fini du travail parcellisé où lâon ne peut jamais mesurer sa part dans le produit fini, sa pierre à lâédifice. Fini le « job » par défaut, le bullshit job, ou métier pipeau6, son absurdité, sa vacuité. On fait table rase de son passé⦠professionnel.
Désir, vous avez dit désirâ¦
Peut-on décrypter, dans tous ces bouleversements professionnels, une même quête de sens, dans sa double acception de direction vers un but et de signification dans les actes, une soif de reconnaissance, un même désir⦠dâavenir ? Selon le Littré, le désir vient du latin desiderare, dérivé de sidus, siderisi, « constellation, étoile », qui signifie de-siderare ou « cesser de contempler lâétoile », puis « regretter lâabsence de quelquâun ou quelque chose », de lâastre, du signe favorable de la destinée. Dans lâEncyclopædia Universalis, « désir » vient du verbe désirer, souhaiter, être attiré par ce quâon voudrait posséder. Désir est entendu ici comme le constat dâun manque quâun projet viendrait combler, celui de lâaccomplissement de soi pour se sentir utile à soi-même, aux autres, à la société. Les millennials seraient, dit-on, en quête de sens⦠de désir. On peut approcher le désir par ce qui le crée, ses déclencheurs : émotion, motivation, inclination, vibration, pulsion, volonté, émulation, énergie. Par ses activateurs : passion, ambition, vision, mission. Par ses effets : joie, plaisir, enthousiasme, épanouissement, effervescence, bonheur.
Si, sur le plan philosophique7, le désir se définit selon Aristote comme la force motrice de lâhomme8 et selon Spinoza comme conatus, câest-à -dire comme « effort par lequel chaque chose sâefforce de persévérer dans son être »9, exprimant par là la nécessité de sa nature, il peut lâêtre également à lâaune de la vocation humaine, de la raison dâêtre des hommes. Le désir conduit lâêtre humain à son essentiel : entreprendre de trouver sa vocation pour lâaccomplir afin dâentreprendre pour Åuvrer à construire une société plus harmonieuse ! Le cercle vertueux en somme quâil reste encore à faire naître et dont la réalité demeure encore problématique voire utopique10, et que lâon pourrait résumer par un nouvel impératif catégorique : agis de telle manière que chacune de tes créations soit un accomplissement de ta vocation par ta singularité ou ta manière dâagir (res persona) indispensable pour faire société (res publica) et contribuer à construire un monde meilleur (res universa). Il en serait peut-être fini dâun certain désir mimétique, celui de vouloir être lâautre ou être comparé à ce même autre. Or, comment puis-je désirer ce qui ne relève pas de ma vocation ? Contrarier sa vocation, câest contrarier ses désirs. Les créateurs dâentreprise â et de marque â lâattestent quand leur désir de lancer un défi au monde et leur étincelle créatrice viennent changer ce monde pour prolonger son histoire.11
Raison dâêtre, raison dây être, raison dâen être12
Faut-il créer sa « boîte » pour entreprendre ? Non, bien sûr, car entreprendre câest étymologiquement « prendre en main », sa vie, sa destinée, un projet⦠que lâon peut mener dans lâentreprise où lâon est salarié. Et non « collaborateur », terme qui ne peut sâentendre que si le salarié nâest plus dans un lien de subordination. Donc la loi Pacte (2019) ouvre une nouvelle porte à lâentrepreneuriat comme le laisse entendre la raison dâêtre définie dans lâarticle 1835 du Code civil : « Lâentreprise peut librement poursuivre, dans le respect de son objet social, un projet entrepreneurial répondant à un intérêt collectif qui donne sens à lâaction de lâensemble des collaborateurs ». La raison dâêtre de lâentreprise, sans raison dây être et surtout dâen être de ses salariés pour avoir une raison dâagir et de sâimpliquer, ne sert de rien. Pas de raison dâêtre sans que chaque salarié ne se sente responsable, porteur et acteur de cette raison en congruence, consonance, résonance avec sa propre raison dâêtre, sa vocation et les impacts ou empreintes singuliers quâil entend laisser. Il ne sâagit pas « dâen être » pour simplement appartenir à lâentreprise ou comprendre le sens de sa raison dâêtre, mais bien dâapporter individuellement et collectivement sa pierre à lâédifice, entreprendre en conjuguant les vocations personnelles avec leur complémentarité, compatibilité et complicité. Lâintelligence nâest plus seulement individuelle, mais collective. Il nâest pas de raison dâêtre légitime, féconde et pérenne de lâentreprise sans raison dâen être des salariés, non pas tant parce quâils la comprennent que parce quâils y contribuent en accomplissant leur vocation. Lâêtre humain ne peut atteindre sa complétude sans la reconnaissance dâautrui, laquelle donne une dimension altruiste à sa vocation.
Du faire humain à lâêtre humain
La parabole des trois tailleurs de pierre illustre parfaitement ce quâentreprendre signifie. à trois artisans travaillant pour la construction dâun pont13, on pose la même question : « Que fais-tu ? » Le premier répond : « Je casse des cailloux, je ne sais faire que cela. » Le second précise : « Je construis un pont pour nourrir ma famille, je gagne ma vie. » Le troisième transcende son métier : « Je relie les hommes, câest ma vocation. » Celle-ci se construit sur un triptyque. La finalité : ici, relier â le pourquoi jâagis â auquel on ajoute le quoi ou qui, à savoir les hommes. La modalité : je relie comment ? En étant bâtisseur, câest mon métier. Enfin, la matérialité ou le résultat, la contribution, lâimpact : le pont avec lequel je relie les hommes. Câest par la modalité et la matérialité que sâexprime la singularité de la personne, sa manière de faire, dâagir pour accomplir sa vocation. Mais demain, ce tailleur de pierre peut relier les hommes autrement que par son métier de bâtisseur, car il peut en changer à la condition que ce nouveau métier soit en correspondance, connivence, congruence avec sa vocation. Règle dâor : la vocation est unique, la modalité de lâaccomplir et la matérialité, multiples. De quoi nous rassurer, surtout les jeunes, quand, demain, sur fond dâintelligence artificielle et de robotisation, nous devrons exercer plusieurs métiers et que nous travaillerons plus longtemps. La vocation nâest pas le métier (excepté quelques archétypes), elle le transcende. Notre vocation ne nous emprisonne pas, elle nous libère, nous émancipe pour entreprendre. à la condition, bien sûr, que lâon puisse trouver dans la société (la ruche) lâalvéole qui nous convienne, à moins de créer la sienne propre. Pour non seulement répondre aux besoins du monde dâaujourdâhui, mais en créer de nouveaux. Fondateur de lâagence conseil transformation des organisations la Fabrique du changement, François Badénès signalait récemment voir surgir un nouveau concept entrepreneurial, le « social up » (entreprise pilotée par des personnes qui sâappuient sur les codes de management privilégiant la créativité, lâexpérimentation, le droit à lâerreur). Ce concept conjugue le bon côté des startups (leur souplesse, leur efficacité, leur agilité) avec celui de lâentreprise sociétale, qui respecte le salarié, le reconnaît et souhaite avoir un impact positif sur le monde. Et si la condition pour entreprendre était dâabord de prendre conscience de sa vocation pour se prendre en main et sâouvrir aux autres par sa singularité ?
- In Les Fourberies de Scapin, acte II, scène 7.
- Le décret dâAllarde (2 mars 1791) supprime les corporations au nom de la liberté dâentreprendre.
- Selon une enquête OpinionWay, un quart des Français auraient la volonté de changer de domicile au cours de lâannée 2021. Lâannée précédente, ils nâétaient que 15 % à vouloir déménager.
- Sondés en ligne entre le 30 avril et le 5 mai 2021, plus de 30 000 infirmiers â soit 4 % des professionnels en exercice ont confirmé la lassitude des « héros en blouse blanche ».
- 5. « Pour que se vivent les vocations », INfluencia #26, 2018 ; « Moi, ce héros », INfluencia #27, 2018.
- David Graeber, Bullshit Jobs, éd. Les Liens qui libèrent, 2018.
- Cyrille Bégore-Bret, préface dâAndré Comte-Sponville, Le Désir, de Platon à Sartre, Eyrolles, 2011. André Comte-Sponville, Dictionnaire, Puf, 2013.
- « Il nây a ainsi quâun seul principe moteur, la faculté désirante », Aristote, De lâÃme (III, 10, 433 a22), traduction de Jules Tricot, Vrin, 2010, p .232.
- Spinoza, Ãthique III, Prop.7, traduction de Bernard Pautrat, Seuil, 2010, p 227.
- Le problème tient au fait que ma vocation singulière ne conduit pas nécessairement à lâharmonie de la société si je suis seul à lâaccomplir.
- « Lâétincelle créatrice », INfluencia #13, 2015.
- Marque déposée, 2/10/2019.
- 13.
La parabole peut également mettre en scène trois tailleurs construisant une cathédrale.
source : www.influencia.net