L’insulte, arme incontournable du politique

4 novembre 2020

 

La récente campagne électorale aux États-Unis a illustré, une nouvelle fois, le penchant de Donald Trump pour l’insulte, ainsi que sa capacité à amener son adversaire sur ce terrain.

 

Si cette propension à l’invective est souvent brocardée par les médias étrangers et notamment hexagonaux, il est assez cocasse d’observer que les dernières élections présidentielles en France avaient été elles-mêmes comparées par certains commentateurs américains à un concours d’« insultes rabelaisiennes ». De fait, quand elles ne conduisent pas simplement à déplorer le supposé « ensauvagement » du langage politique, ces paroles vindicatives alimentent très régulièrement les discussions sur l’éventuelle dé-civilisation des mœurs politiques. Pourtant, un rapide détour historique montre que cela n’est guère nouveau.

 

 

Un duel langagier qui ne date pas d’aujourd’hui

 

Pour ne citer qu’un exemple, la Gazette de France du 11 août 1884 recense dans l’article « Le parlementarisme républicain » quelques épithètes que les parlementaires s’adressent entre eux :« pleutres, valets de la ploutocratie, faillis, banqueroutiers, flibustiers, ramassis de drôles, fripouilles, salauds, salopiaux, tas de vermines, asticots, punaises ministérielles, rosses, crétins, tas de mufles, pieds plats, vidés, gueulards, plats-valets, baragouineurs, poissards, infirmiers »

 

Sous la Troisième République, l’échange de noms d’oiseaux est ainsi particulièrement répandu et est pratiqué à la manière d’une escrime langagière qui se règle souvent à coups d’épées – ou de pistolets – réels. Rappelons que le dernier duel eut lieu en 1967 entre le maire de Marseille Gaston Defferre et le gaulliste René Ribière.

 

Le député-maire socialiste de Marseille et bon escrimeur Gaston Defferre (C) et le député gaulliste du Val-d’Oise René Ribière s’affrontent en duel le 21 avril 1967 dans le jardin d’une maison de Neuilly sous le regard d’un des témoins M. Cassagne (de dos). René Ribière avait demandé réparation par les armes à la suite d’un différend survenu à l’Assemblé nationale au cours duquel Defferre l’ayant traité d’« abruti » avait refusé de lui présenter des excuses. AFP

 

 

Les acteurs politiques de l’époque n’hésitent pas alors à manier l’insulte comme une arme ; certains, à l’instar d’Henri Rochefort, Alfred Gérault-Richard, Édouard Drumont… entre autres, apparaissent même comme des véritables professionnels en la matière.

 

 

Des injures qui accompagnent la nouvelle donne démocratique

 

Cette configuration historique est marquée par la domestication des anciennes formes émeutières d’action, avec la fin des barricades et l’apprentissage des règles d’un jeu électoral pacifié. Les injures accompagnent alors cette nouvelle donne démocratique où la bataille des mots endosse un caractère déterminant dans le combat politique, peut garantir ou compromettre des carrières politiques. A cette époque, les qualités d’éloquence sont particulièrement valorisées pour les hommes politiques, c’est le temps des grands orateurs (Gambetta, Clemenceau…) et ce n’est pas un hasard si les avocats sont surreprésentés à la Chambre (entre 1880 et 1914, on compte entre 25 et 40 % de députés qui sont avocats) et au gouvernement (en moyenne un tiers des membres du gouvernement).

 

 

Les insultes sont loin d’être pour autant complètement acceptées dans la mesure où elles contrastent avec la retenue et le calme que les républicains modérés entendent alors imposer à leurs discours et aux manifestations d’émotions, car ils les conçoivent comme des gages d’une « éthique du respect civique et du débat démocratique ». Léon Gambetta, Jules Ferry, Jean Jaurès, Aristide Briand, Léon Blum… qui ont été pourtant violemment insultés, refusaient donc généralement de rétorquer sur le même plan. Les règles du champ politique qui se sont mises progressivement en place ont ainsi imposé à ses membres le respect d’un certain nombre de codes formels, de normes de bienséance et, en particulier, d’un « ordre du discours », entendu au sens de Michel Foucault comme un ensemble de procédures de contrôle et de restriction des énoncés qui définissent ce qui est dicible dans cet espace.

 

Dans ce cadre, et dès lors, du moins qu’elle est publique, l’injure, qui reste d’ailleurs réprimée par la loi sur la presse de 1881, constitue une forme de transgression, un manquement aux normes du bien-dire politique.

 

 

L’arme des outsiders

 

Si lorsqu’elle est jugée peu grave, elle demeure alors relativement tolérée, s’intégrant dans des joutes verbales ritualisées, comme on l’observe même dans l’enceinte feutrée de la Chambre des députés, certaines insultes sont beaucoup moins bien admises et appellent sanction ou réparation. Par exemple, les mots de « lâche » et de « menteur », relativement acceptables aujourd’hui, ont pu être considérés, à cette époque, comme les plus offensants, suscitant de vives réactions, notamment lorsqu’ils sont proférés dans l’assemblée parlementaire. Si ces insultes peuvent être produites sous l’effet de la colère, de l’émotion non maîtrisée, elles peuvent être aussi le résultat d’un calcul politique, représenter une ressource compensatoire, permettant à des acteurs, dépossédés de moyens plus légitimes, de se rendre ne serait-ce qu’audibles dans le champ politique. L’insulte apparaît ainsi classiquement comme l’arme des outsiders politiques. Quand elle n’est pas une simple bévue ou un réflexe épidermique, elle peut en effet remplir une visée tactique et s’insérer dans une véritable stratégie de scandalisation. Lorsqu’il fait campagne en 1885, le pamphlétaire Henri Rochefort, fondateur de L’Intransigeant, journal socialiste qui évolua progressivement vers le boulangisme, le nationalisme et l’antisémitisme, revendique ainsi dans un entretien pour Le Matin, (3 octobre 1885), sa volonté de mettre à mal le théâtre politique et les règles du jeu posées par les établis : « Le Palais-Bourbon s’était transformé en un hospice de la vieillesse, où tout le monde dort ; or, mon devoir est de réveiller les pensionnaires de cette succursale de Sainte-Périne. […]. Et quand, au Palais Bourbon, on s’adressera à Ferry, il n’y aura plus de “M. le président du Conseil” gros comme le bras, on ira sous son nez, on lui secouera sa bride et on pourra l’appeler “assassin”. Les ridicules formules parlementaires auront vécu. »


 

L’insulte affranchie des convenances académiques

 

L’insulte se présente ici contre une prise de parole alternative à la logomachie des tribunes officielles, affranchie des convenances académiques et bourgeoises, car surgie des profondeurs de la vie sociale. Elle permet d’incarner la posture de l’indiscipliné, du révolté, d’endosser un « ethos de rupture », mais aussi de s’ériger en porte-voix du « vrai » peuple réduit au silence dans les assemblées. L’illégitimité sémantique est paradoxalement brandie comme un moyen de légitimation. Elle témoigne aussi du refus du cadre légal théoriquement conçu pour permettre le bon déroulement de l’affrontement politique.

 

 

L’insulte comme autopromotion

 

Historiquement, de nombreuses entreprises partisanes – boulangistes, communistes, poujadistes… – joueront ainsi de leur statut d’outsiders en revendiquant leur franc-parler comme l’expression d’une parole de la rue, d’un dire vrai, d’un langage direct et sans fioritures. Fidèle à toute une tradition pamphlétaire d’extrême droite, Jean‑Marie Le Pen était passé maître dans l’association de jeux de mots et de l’injure. Ses « dérapages », plus ou moins contrôlés ont contribué à lui donner une plus grande visibilité dans le champ politique, à le mettre au cœur des débats, tout en lui permettant de se saisir des réactions d’indignation pour fustiger le « politiquement correct » et la langue de bois technocratisée des élites politiques.

 

 

Si l’insulte est donc un « genre » politique ancien, ce qui est marquant aujourd’hui est qu’elle n’est plus le propre d’outsiders politiques, comme l’illustre tout particulièrement le cas de Donald Trump qui, même une fois élu, a continué de cultiver son image antisystème. Les façons de faire de la politique ont changé sous l’effet de la médiatisation accrue et de l’individualisation du champ politique qui mettent en avant la singularité plus que l’exemplarité ou la représentativité, et qui valorisent une certaine exhibition des sentiments plus que la retenue émotionnelle. Dans ce cadre, les acteurs politiques sont davantage portés à assumer des écarts, notamment de langage, par rapport au rôle institutionnel et donc à jouer la transgression des règles d’un jeu politique jugé trop policé.

 

 

Démonstration de force, voire de virilité, l’offense verbale

 

« ne sert pas seulement à humilier l’insulté, mais aussi à valoriser l’insulteur. […] En fustigeant un “imbécile”, [celui-ci] se hisse au-dessus de la médiocrité de la pensée qu’il prête à son contradicteur. L’injure politique est ainsi très souvent une injure de supériorité et, toujours, une forme élaborée d’autopromotion ». Par ailleurs, les médias sociaux ont également transformé les manières d’intervenir en politique et reconfiguré les frontières entre public et privé ; des insultes qui restaient parfois en « off » autrefois se retrouvent aujourd’hui rendues publiques et largement diffusées. Si Victor Hugo notait dans ses carnets personnels des formules tranchantes qu’il ne prononcera jamais à la tribune, on se « clashe » désormais plus facilement à coups de tweets.

 

 

Un fort enjeu politique

 

Il faut toutefois rappeler que l’interprétation de l’insulte et surtout la « labellisation » d’une parole comme telle sont elles-mêmes un fort enjeu politique, car, comme le rappelait Pierre Bourdieu, l’insulte présente un pouvoir performatif : « [Elle] appartient à la classe des actes d’institution ou de destitution plus ou moins fondés socialement, par lesquels un individu, agissant en son propre nom ou au nom d’un groupe plus ou moins important numériquement et socialement, signifie à quelqu’un qu’il a telle ou telle propriété, lui signifiant du même coup d’avoir à se comporter en conformité avec l’essence sociale qui lui est ainsi assignée. » Or, des énoncés discréditants (« stalinien », « fasciste », « islamo-gauchiste », « islamophobe »…) sont généralement présentés par ceux qui les émettent comme simplement constatatifs alors qu’ils peuvent être – reçus comme – des injures (même s’ils sont toujours susceptibles d’être revendiqués). En ce sens, l’insulte n’existe pas en soi, mais elle est au cœur d’une bataille symbolique, d’une lutte de classements qui fait entrer certaines qualifications (et pas d’autres…) dans un registre moral déprécié, conduisant à dénoncer une faute, à désigner (et stigmatiser) certains comme des insulteurs et permettant à d’autres de se présenter comme des insultés, ce qui n’est bien sûr pas politiquement neutre.





source : www.influencia.net

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