Câest une question qui est aujourdâhui au cÅur à la fois de la recherche en RSE, des efforts du législateur et des nouvelles pratiques des entreprises. On peut citer par exemple la « cour suprême » lancée fin 2020 par Facebook pour la modération des comptes, ou encore la création de la société à mission en France par la loi Pacte de 2019.
Cependant, cette question de la représentation de lâintérêt général dans la gouvernance des entreprises nâest pas totalement nouvelle.
De la corporation à la loi Pacte
Ainsi, jusquâau milieu du XIXe siècle les régimes spéciaux dâincorporation aux Ãtats-Unis et en Angleterre ne sont accordés par le politique que pour des missions dâintérêt général, souvent sous forme de monopole. Ce régime sâaccompagne en théorie dâun pouvoir de contrôle de lâÃtat, mais celui-ci nâest pas ou peu exercé. Puis tout cela périclite, ce système étant critiqué pour son coût, son manque dâefficacité, et le clientélisme politique induit.
Le régime dâincorporation est alors ouvert, sâappliquant à toutes les entreprises, avec une interprétation progressive de lâintérêt de la société comme priorité donnée à la maximisation de la valeur actionnariale. En conséquence, la gouvernance actionnariale, dans les limites de la loi, sâimpose comme équivalent de gouvernance indirecte pour lâintérêt général.
Puis les externalités négatives que ces entreprises génèrent, tels les dommages environnementaux ou sociaux, et les inévitables lacunes du droit, par exemple dans le domaine de la fiscalité, ont réactivé à partir des années 1990 lâidée dâune responsabilité sociale étendue de lâentreprise. Est ainsi remise sur la table la question de lâintérêt général, et de sa représentation dans lâentreprise.
Encore récemment, lâéviction dâEmmanuel Faber de la direction de Danone sous la pression de fonds activistes récemment entrés au capital, a marqué les esprits. Lâancien patron avait en effet fait de la RSE lâun des marqueurs de sa présidence, mais pour les actionnaires, qui avaient dâailleurs approuvé que lâentreprise se dote du statut de société à mission quelques mois plus tôt, lâargument de la sous-performance du cours boursier par rapport à ses concurrents du secteur agroalimentaire lâemportait dans la décision.
Alors où en est-on, aujourdâhui, de la réflexion sur la représentation de lâintérêt général dans lâentreprise ? La première idée, câest la piste traditionnelle de lâentreprise codéterminée, de représentation à 50 % des salariés dans les conseils de surveillance, lancée dans lâaprès-Seconde Guerre mondiale en Allemagne et étendue modestement ailleurs en Europe.
Ce système a toutefois montré certaines limites, comme lâa illustré le scandale du « dieselgate » chez le constructeur allemand Volkswagen qui a éclaté en 2015. Cette forme dâentreprise codéterminée nâa en effet pas permis dâéviter lâutilisation de logiciels frauduleux pour masquer une partie des émissions de particules lors des tests dâhomologation. Indépendamment de cette affaire, les intérêts légitimes des salariés ne se confondent pas forcément avec lâintérêt général.
Mieux surveiller le respect de lâintérêt général
Quelles sont dès lors pistes alternatives ? Une semble aujourdâhui se dégager dans la mise en place de nouvelles formes de comités de surveillance.
Dans le prolongement des sociétés du type « société à mission » en France ou benefit corporation aux Ãtats-Unis, qui affichent un objectif de contribution sociale ou environnementale, il sâagit de créer des instances légitimes et efficaces, dotées des bons pouvoirs, pour contrôler cette mission. La société à mission comprend ainsi un comité de mission et un audit par des organismes tiers indépendants.
Certains chercheurs proposent de façon prospective des sortes de comités dâaudits de citoyens, pour valider la mission de lâentreprise, et contrôler sa bonne réalisation. Dâautres demandent en outre que le statut de public benefit corporation soit rendu obligatoire pour les grandes entreprises.
Pour le simple respect de lâintérêt général, par exemple éviter des externalités négatives, mes travaux de recherche explorent lâidée de ce que jâappelle une « cour constitutionnelle dâentreprise », ou un « conseil de surveillance représentatif de lâintérêt des citoyens » et de leurs droits fondamentaux. Ici, lâinstance ne contrôle pas tant la bonne réalisation dâune mission sociale ou environnementale quâelle ne vérifie que lâactivité de lâentreprise nâenfreigne pas dâautres valeurs fondamentales de la société (par exemple, les droits de lâhomme).
Dans ce sens, la « cour suprême » de Facebook constitue un conseil de surveillance composé de personnalités visibles politiques, du monde des ONG et du monde académique. Il joue un rôle de contrôle des décisions de Facebook en matière de publication de posts, au regard des exigences parfois en tension, de la liberté dâexpression, de la stabilité politique de la démocratie américaine, et de divers droits, à la vie privée ou à la sécurité par exemple. Facebook, en tant que plate-forme, reste moins contraint par la loi quâun éditeur traditionnel, et a ainsi décidé, sur ces questions, de sâen remettre à ce comité, qui par analogie avec une cour suprême, devrait avoir le dernier mot.
Cette tentative soulève cependant une nouvelle série de questionnements : quel est le pouvoir réel de cette cour au sein de Facebook ? Comment peut-elle traiter le volume de cas ? Comment comprendre cela au regard des révélations récentes par une lanceuse dâalerte sur la prise de conscience interne de lâimpact négatif de Facebook sur lâintérêt général. Faut-il y voir la volonté de lâentreprise défausser de sa responsabilité ? Ou dâapporter effectivement une réponse légitime ?
Au-delà de ces questions, il sâagit de poser la question : ces instances de contrôle du type cour constitutionnelle dâentreprise sont-elles réellement légitimes ? Ce que peut dire le philosophe sur cette question toute récente, câest quâun libéral privilégiera sans doute une cour sur le modèle de Facebook, à savoir un comité dâexpert sâassurant du respect de normes fondamentales. En revanche, un démocrate préférera peut-être des audits de parlementaires ou de jurys de citoyens.
Câest pour répondre à cette question de la légitimité que se poursuivent aujourdâhui nos recherches, dans le cadre, par exemple, dâun projet qui inclut un observatoire des sociétés à mission pour évaluer au mieux la mise en Åuvre et les résultats dans ces entreprises.
Sandrine Blanc, Enseignante-chercheuse en Ethique des affaires et Responsabilité sociale de l’entreprise, INSEEC Grande Ãcole
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire lâarticle original.
source : www.influencia.net