Sophie Guignard : Après tâêtre investie dans plusieurs projets â dont Digital for the Planet â et avoir publié cette année Réparer le futur au sujet de la pollution numérique, tu es depuis quelques mois directrice générale du bureau français de lâagence artistique MTArt et travaille sur un nouveau livre. Quel est le fil rouge de tout cela ?
Inès Leonarduzzi : Tout est assez lié pour moi. Il y a une constante que jâobserve dans ma vie, câest que je suis contre la violence. Et finalement au quotidien, je crois que je tente de lutter contre les violences de la société, quâelles soient environnementales, psychologiques, esthétiques ou autres. Nous sommes de moins en moins vigilants avec ce dont nous nous nourrissons intellectuellement, notamment depuis que nous avons des smartphones et quâil est possible de sâabreuver en continu dâinformations visuelles. Or, ce qui nourrit nos cerveaux est très important. Comme tout organe, celui-ci a besoin de bons nutriments pour bien se développer. La façon dont nous traitons nos cerveaux conditionne la manière dont sâeffectue notre réflexion. Car si nous ne réfléchissons pas bien, comment imaginer bien vivre avec les autres, avoir un projet de société, ou prendre soin de lâenvironnement ? Lâenjeu des enjeux, écrit dâailleurs Bronner, câest bien le cerveau de chacun. Donc dans tout ce que je fais, je tente de sensibiliser sur ces sujets et de faire une différence.
S.G. : En quoi lâart peut-il aider à réparer cela ?
I.L. : Lâart et le beau sont des éléments essentiels de la vie et du bien-être psychologique. Les études le prouvent dâailleurs : les individus sont plus heureux lorsquâils sont exposés à lâart et au beau, que cela soit dans lâespace public ou sur leur lieu de travail. Un grand sondage a révélé que nous serions prêts à payer plus dâimpots pour avoir de lâart et des environnements plus esthétiques autour de nous (des Åuvres, de la verdure etcâ¦). Quand jâai pris la direction Mtart France, je me suis aussitôt tournée vers les enjeux dâart public, pour le plus grand nombre ; la raison pour laquelle nous choisissons des artistes de renom internationale à forte sensibilité sociale et tentons de placer leurs Åuvres dans des endroits où elles auront un impact positif.
S. G. : Ton premier livre, Réparer le futur (Editions de lâObservatoire, 20 ) mettait en lumière les impacts négatifs du digital, que cela soit sur lâenvironnement (il sâagit dâune industrie extrêmement énergivore), la société, ou la santé mentale individuelle. De quoi parlera le prochain ?
I.L. : Il sera en quelque sorte la continuité du premier. Dans mon premier livre, jâinvitais le lecteur à se déconnecter, du moins à prendre du recul et utiliser le numérique de manière plus responsable à tous les niveaux. Mon prochain livre, un peu ironiquement, explore les façons dont nous devrions cette fois nous reconnecter, à nous-mêmes, aux autres et surtout à demain.
S.G. : La reconnexion au vivant est un sujet en effet très actuel, avec beaucoup de mouvements et dâintellectuels prônant ce retour à la nature. Et en même temps, nous entrons de plein pied dans lâunivers du Metaverse. Quel est ton regard sur cela?
I.L. : Le Metavers est un concept fascinant sur le plan technologique et particulièrement déroutant sur le plan existentiel. Il signifie entre autres choses que nos enfants pourront faire lâéconomie dâune vraie expérience de vie et sâen inventer une parallèle. Nous avons peu de recul sur les impacts du mélange des genres « réel » et « virtuel ». Parce que le cerveau, explique la communauté scientifique, ne fait pas la différence entre les deux. Une expérience, quâelle soit réelle ou visualisée mentalement est traitée de la même façon par le cerveau. Sur un plan plus large, il y a là une sorte de colonisation du futur ; Zuckerberg décide pour nous des couleurs du monde de demain. Cela mérite tout de même de prendre du temps pour se poser les bonnes questions.
S.G. : Coloniser le futur, câest-Ã -dire ?
I.L. : Quand la Grande Bretagne se rend en Australie, au XVII et XVIIIè siècle, elle est considérée par la Couronne,comme une « terra nullius », câest à dire « terre qui nâappartient à personne ». Nous serions choqués si aujourdâhui nous reproduisions ce schéma. Pourtant câest peu ou prou ce qui se produit avec le metaverse tout comme lâinaction pour le climat : nous colonisons le futur. Nous nous approprions lâavenir comme sâil était un « tempus nullius », comme sâil nâappartenait à personne alors quâobjectivement, il appartient aux futures générations. Toutes les technologies peuvent avoir un pendant bénéfique pour la société, mais pour ce faire, il nous faut apprendre à penser au long terme, à dépasser les enjeux financiers du trimestre ou de lâannée ou le mandat de quelques années de lâélu. Il faut apprendre à penser pour les siècles à venir.
S.G. : Mais nâavons-nous pas, nous, la possibilité de choisir si nous voulons de ce futur ou pas ? Après tout, nous ne sommes pas obligés dâadhérer et utiliser le Metaverse !
I.L. : Certainement ! Mais il faut se rappeler que les innovations, toujours, contribuent à façonner les législations et les mÅurs de demain ; dâoù lâimportance du soin quâon porte à nos cerveaux. Pour citer Cynthia Fleury, le soin est un humanisme.
source : www.influencia.net