Emmanuel Auvray, Université de Caen Normandie
Selon lâhistorien du sport Allen Guttmann, ce sont les processus de ritualisation et les règles qui accompagnent chaque sport qui sont réellement éducatifs, plus que la pratique elle-même.
Des rituels de contrôle
Ainsi, lâactivité sportive, quelque soit lââge, participe à lâéducation et forme aux pratiques de citoyenneté, un phénomène qui prend son essor à mesure que se développe le sport de loisir dès la fin du XIXe siècle. Les desseins politiques, idéologiques, moraux ou sociaux apparaissent alors à côté dâun certain hygiénisme. Le sport devient peu à peu un outil moderne de contrôle, voire dâendoctrinement des masses pour servir la collectivité en nourrissant différentes idéologies.
à titre dâexemple, dès 1920, dans un contexte dâaprès-guerre marqué par la recherche dâhygiène physique et sociale pour améliorer « la race française », le préfet du Calvados Maurice Hélitas, surnommé le préfet « sportophile et alcoolophobe » (LâAuto, « Allô ! Allô ! », 16 mai 1921, p. 1.), Åuvre à la construction dâune piscine publique et dâun stade départemental, inquiet des méfaits de lâoisiveté.
Il sâagissait ainsi dâéduquer et « dâoccuper notre jeunesse rendue très libre par la loi des 8 heures » (Journal de Caen, « La question du Stade dâéducation physique », 12 janvier 1921, p. 3) faisant référence ici à la loi sur la réduction du temps de travail. Câest dans cette histoire longue que sâinscrit celle de la natation.
Les Français, peuple de nageurs
Selon les dernières études du ministère des Sports (2020) on peut affirmer que les Français sont un peuple de nageurs et nageuses.
On dénombre autour de 13 millions de Français, âgés de plus de 15 ans, qui pratiquent chaque année la natation de loisir dans les 4 135 piscines et 6 412 bassins publics que compte la France. 80 % dâentre eux, quasiment autant de femmes que dâhommes, la pratiquent de manière libre et automne, câest-à -dire en dehors dâun club ou dâune association avec un personnel encadrant.
Elle est la deuxième activité sportive la plus pratiquée par les Français après la marche de loisir.
Comment cette activité participe-t-elle aujourdâhui à la fabrication de citoyens ? Par quels truchements ce sport non encadré contribue-t-il à faire acquérir et entretenir des attitudes prosociales et citoyennes comme le fait dâobéir en société à des règles en se conformant à des comportements socialement acceptés pour vivre ensemble ?
Lignes sensibles
En France, les bassins couverts ou découverts de nage sont généralement de forme rectangulaire et de différentes longueurs de 25m, 33m, 50m, à 100m (Toulouse). Pour y organiser la circulation des déplacements des nageurs « libres », les maîtres-nageurs divisent généralement ces espaces natatoires en couloirs de nage séparés avec des lignes dâeau.
Ainsi, les nageurs et nageuses peuvent donc « librement » choisir, parmi couramment une offre de couloirs de nage préétablis entre celui interdit à la brasse, celui uniquement pour le crawl et le dos, celui pour les 4 nages, celui pour les palmes⦠et en fonction du niveau, sexe et âge des nageurs qui sây trouvent, leur ligne dâeau. Selon les témoignages de maîtres-nageurs que je recueille pour une enquête en cours, ce découpage spatial nâa pas toujours été de mise dans les piscines publiques.
Il remonterait à une trentaine dâannées en ayant pour conséquence de voir disparaître bon nombre dâenfants qui venaient pour jouer en effectuant dans tous les sens du bassin, y compris sous lâeau, des déplacements plutôt courts et bruyants. Câest dire si ces usages venaient régulièrement gêner et entraver celui des nageurs « libres » motivés par lâenchaînement de longueurs de bassin, parfois entrecoupées de pause, pour sâentretenir physiquement.
Une eau bien ordonnée
Cette manifeste évolution à lâendroit de lâordonnancement des corps en mouvement des nageurs « libres », nous renvoie à la question de lâordre en sociologie et philosophie. Globalement, les bassins constituent des espaces interactionnels de sociabilité dans lesquels sont contraints les agissements des utilisateurs par des règlements intérieurs propres à chaque piscine publique.
Il va de soi que les manquements au règlement intérieur (type de maillots autorisés, bonnet de bain, douche obligatoire) constituent une entrave à des attentes réciproques pouvant aller jusquâà lâexclusion de la piscine voire à une sanction pénale. En outre, les déplacements des nageurs sont circonscrits par les dimensions matérielles des bassins et les règles de circulation identiques dans chaque couloir de nage. Généralement, les nageurs libres se déplacent en file indienne en partant à droite du tracé médian (ligne noire) placé dans chaque ligne au fond du bassin.
De plus, dans de nombreuses piscines publiques, il est coutume que cette circulation soit indiquée sur des pancartes placées sur les bords du bassin ou plots de départ. Le refus de ces routines de circulation entraîne généralement une mise au pas ou une exclusion des nageurs rétifs par les autres nageurs « libres ».
Selon la sociologue britannique Susie Scott :
« La première chose que lâon peut observer en entrant dans une piscine, câest à quel point elle est ordonnée et civilisée [â¦], lâordre quâils créent se maintient ».
Le découpage spatial des bassins et lâordonnancement des déplacements corporels quâil induit nous renvoient entre autres aux travaux du sociologue américain Erving Goffman concernant la construction de lâordre de lâinteraction.
« Ces routines associées aux règles fondamentales, tout cela constitue ce quâon pourrait appeler un âordre socialâ. »
Une autorégulation permanente
Outre ces analyses sociologiques et bien quâune piscine publique ne soit pas une prison, un bassin de natation, entre son règlement et lâordonnancement des déplacements des nageurs « libres », peut être étudié à lâaune du concept de dispositif panoptique du philosophe Michel Foucault.
Ainsi, si les longueurs réalisées communément par les nageurs « libres » dans des bassins découpés en couloirs de nage leur donnent davantage de force et de pouvoirs moteurs, en même temps, ces derniers sont en permanence assujettis à respecter des règles et des usages quant à la manière dây circuler pour réussir à nager ensemble dans le même territoire.
Puissant en termes de sociabilité et de citoyenneté, ce dispositif autorégulé fait son Åuvre sans que dâailleurs nâintervienne généralement un maitre-nageur.
Fabriquer des citoyens
Pour le pouvoir politique, outre que la natation pratiquée librement entretient lâétat de santé des concitoyens et occupe le temps oisif, elle participe à la fabrication de la citoyenneté en actes et du vivre ensemble, comme le montrent les derniers travaux du sociologue français Benoît Hachet (à paraître, Nager à Paris : une enquête sur lâordre des bassins dans cinq piscines publiques du nord-est de la capitale, Sciences Sociales et Sport).
Benoît Hachet pointe que si la mise en ordre des nageurs parisiens libres est vectrice de sociabilité et de citoyenneté, en revanche, il sâinterroge sur « le désordre » qui peut parfois sây produire lorsque lâété venu leurs directeurs suppriment, en retirant les lignes dâeau, les couloirs de nage pour répondre à lâafflux massif de baigneurs ludiques.
Ils sont alors contraints de déployer des agents de sécurité pour parfois expulser des baigneurs incivils qui refusent de se soumettre au règlement intérieur et/ou dâembêter dâautres nageurs plus policés. Selon lui :
« à la question de lâordre pourrait bien, dès lors, répondre celle du désordre », en termes dâincivilités voire de violence physique à lâégard dâautres nageurs lorsque lâon retire notamment cette mise en ordre grâce aux couloirs de nage dans les bassins. »
Toutefois, soyons rassurés, dans la grande majorité des piscines publiques françaises, les nageurs libres et leur mise en ordre prennent le pas sur le désordre qui peut, ici où là , se produire chez des baigneurs rétifs à lâidée même de sâappliquer des règles communes.
Paradoxalement, ces derniers ne fonctionnent pas pour autant sans règles sociales, loin sâen faut. Celles qui organisent leur vie dans leurs tribus urbaines (quartiers) sont généralement plus strictes et violentes que celles dâune piscine publique.
Enfin, dans une période historique frappée par les effets néfastes liés à la sédentarité, le manque dâactivité physique, au numérique et à la mauvaise hygiène alimentaire, on peut regretter que lâordonnancement des nageurs libres dans des couloirs de nage a éloigné des bassins rectangulaires, rendus alors moins ludiques, les enfants et souvent, dâun point de vue sanitaire, les plus fragiles dâentre eux.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire lâarticle original.
source : www.influencia.net