Au début des années 80 aux Ãtats-Unis, les récessions successives ont réduit les espaces de socialisation de la population américaine. En lieu et place des espaces sportifs et culturels, les commerces sont devenus les principaux lieux de rencontre et dâéchange, notamment les pubs et les cafés du coin. « Une agora, publique ou privée, des cafés du commerce, à lâimage des lavoirs de lâépoque », décrit Ray Oldenburg, sociologue américain à lâorigine de la notion de tiers-lieu. Dans son livre The Great Good Place publié en 1989, ce dernier définit ce quâil appelle the third place comme un troisième lieu distinct de la maison (first place) et du travail (second place). Un espace alternatif de vie sociale qui semble dédié au rassemblement, à la sociabilité et à la rencontre. Des observations approfondies amènent dâailleurs le sociologue émérite à élaborer une poignée de critères afin de définir ce quâest un tiers-lieu. Parmi ces éléments, la nécessaire neutralité du lieu, dépourvue de relation hôte/invité, mais aussi son ouverture aux différentes classes sociales, ainsi quâune dynamique dâéchange collective et équitable. Peu à peu, les tiers-lieux évoluent pour devenir des espaces dédiés à lâengagement civique, au monde associatif et militant. Avec à chaque fois cette même idée de rencontre et de partage.
Friche culturelle, jardin partagé, atelier réparation
Le concept sâest particulièrement bien intégré au bouillonnement socio-culturel de la France. Prenons les jardins partagés, ces espaces de culture gérés par des habitants du même quartier. Au-delà des bienfaits dâune activité agricole urbaine, ces jardins sont aussi lâoccasion de prendre lâapéro entre voisins, dâorganiser des assemblées générales dans un cadre bucolique, et même de sensibiliser les publics à lâagriculture locale. Autre type de tiers-lieu très présent en France, les friches, des lieux généralement inutilisés voire abandonnés (anciennes stations, chemins de fer, hangars ouvriers, etc.) qui sont concédés à des entrepreneurs à des fins artistiques, culturels et solidaires. Câest le cas des Grands Voisins, longtemps situé dans le 14e arrondissement de Paris, dont lâactivité dâaccompagnement des personnes en situation de précarité sâétait doublée dâune programmation musicale et artistique ambitieuse. Câest également le cas de Ground Control dans le 12e, dont la programmation électronique était renforcée par des marchés locaux, des cours de yoga et des ateliers pour enfants. Les exemples dans Paris et sa proche banlieue sont légion, de la Cité Fertile à Pantin, très axée démocratie à la Recyclerie dans le 18e qui sensibilise aux enjeux écologiques. Autre typologie de tiers-lieux, les ateliers de réparation dâobjets en tout genre comme les Repair Cafés, mais aussi les Disco Soupe dont lâobjectif est de cuisiner des invendus dans la rue afin de nourrir les plus défavorisés. On pourrait également citer les ressourceries dédiées au réemploi, ainsi que les magasins solidaires comme Emmaüs. Les exemples sont pléthoriques, à la mesure du caractère polymorphique des tiers-lieux.
FabLab, HackerSpace, lieux cubes
Depuis plusieurs années, les sociologues documentent le glissement des tiers-lieux vers des espaces dédiés exclusivement au travail. En cause, la tertiarisation progressive de lâéconomie, mais aussi lâessor des entrepreneurs et des freelances, ainsi que plus récemment le télétravail né de la pandémie. Câest ainsi que de nombreux espaces de coworking se sont positionnés comme des tiers-lieux, remettant en cause la définition originelle de Ray Oldenburg selon laquelle un tiers-lieu ne peut être un lieu de travail, un second place. Cet élargissement de la notion a participé à sa confusion sémantique, faisait dire au sociologue Michel Simonot que la récupération des tiers-lieux par les pouvoirs publics et privés était « une dénaturation ». Ceci étant dit, lâessor des makerspace et des FabLab autour des années 2010 pourrait contrebalancer lâopinion du sociologue. Ces laboratoires, dédiés à lâinnovation technologique, sont considérés comme un prolongement des tiers-lieux. Câest pourquoi ils comportent dans leur charte une entrée obligatoirement libre et gratuite, ainsi quâune logique communautaire dâaccès libre dans la droite lignée des tiers-lieux. Dâautres initiatives prolongent cette notion de third place, à lâinstar de Garage, un espace évolutif situé dans le centre-ville de Lille. Ouvert depuis 2021, ce lieu hybride, propulsé par Linkcity vise à intensifier les usages dâun même endroit en fonction des heures de la journée et des jours de la semaine. Lâidée est de sortir de lâécueil des bureaux vides à 18h pour y intégrer le soir et le week-end des ateliers, des restaurants et des magasins, le tout dans une logique chronotopique qui vise à repenser lâurbanisme à partir du chronos (lâespace) et du topos (le temps). Une logique de mutualisation qui présente un intérêt économique par lâabsence de nouvel achat foncier, social par le dynamisme du territoire et écologique par la non-construction de bâtiments neufs. Le groupe .becoming, créateur du Garage, parle à ce titre de lieux cubes, des lieux multi-surfaces dont les différentes facettes seraient complémentaires. Il faut dire que sur 365 jours par an, soit 8 760 heures, les bureaux et commerces ne sont utilisés quâenviron 30 % du temps. Preuve du rôle crucial du tiers-lieu dans la ville de demain.
Cet article a d’abord été publié dans The Good
source : www.influencia.net